Extrait de « Pour une Poigné d’Ivoire »

J’aime les débuts. C’est là que tout se décide. On a la démarche pataude, le verbe peu assuré, et le cerveau ankylosé. On cherche à tromper son monde alors que nos yeux trahissent la peur de l’échec et que l’on cherche vainement à masquer les frissons honteux en ajustant des vêtements devenus trop larges.

Mon travail de chasseur de trafiquant d’espèces animales commença avec un rôle d’usurpateur pour lequel je ne semblait vraiment pas taillé. Et pourtant, j’allais par la suite exceller dans celui-ci. Pour donner envie de lire « Pour une Poignée d’Ivoire » mais aussi pour encourager à traverser ses peurs, j’en partage ici un passage. Le passage avec lequel, précisément, je débutai la rédaction du livre dans une auberge de jeunesse à Cusco, le nombril du monde.

Dix minutes avant le rendez-vous, alors que nous nous rendons dans un hôtel d’un meilleur standing, Dieudonné se fend d’une explication :
– Le type là, je sais pas qui il est exactement, mais c’est un gros poisson JC. Il a sûrement de l’ivoire à vendre. Il faut que tu sois bon.
– Mais je serai qui exactement, ton boss ?
Il me fixe avec attention. Il serre les lèvres. Ses sourcils se sont braqués, il fait des efforts pour ne pas éructer ce qu’il pense de ma remarque stupide. Après un moment, il desserre les lèvres.
– Tu es blanc.
Je suis sot, j’en conviens avec lui. Je ne peux traiter d’égal à égal avec un Africain, dans ce business, je suis le roi. Pas parce que je suis blanc, mais parce que j’ai de l’argent. Et j’ai de l’argent parce que je suis blanc. Cela coule de source. Il y a deux semaines, j’étais encore à travailler sur des rapports de gestion. Ma manière de voir le monde doit changer radicalement, du moins quand j’endosse des habits de criminel endurci.
Nous pénétrons dans l’hôtel. Deux hommes habillés en djellabas blanches, cousues dans la simplicité du luxe et assorties à leurs grandes tailles, semblent attendre dans le petit hall.
Dieudonné s’approche d’eux, discute quelques instants, rit, puis s’en retourne.
– Boss, on peut discuter avec eux, me glisse-t-il.
J’ai un moment de panique. Je ne sais guère ce que je vais pouvoir raconter à ces inconnus. Ils sont grands, élancés, impressionnants dans ces djellabas éblouissantes et dégagent beaucoup d’assurance. Ils me dominent par la taille, et surtout je ne suis pas à la hauteur. Le plus longiligne, avec deux téléphones portables dans les mains, s’avance vers moi.
– Bonjour mon cher monsieur Stéphane. Je suis Madiouf.
Il écarte largement les bras, remontant les manches de sa djellaba d’un geste gracieux, et me lance un sourire radieux :
– Nous faisons ce travail dans notre famille depuis trois générations. On a des contacts en Asie, en Europe, et aux États-Unis. Avec moi, vous ne pouvez pas être déçu, je suis un professionnel.
Il me fait signe de m’asseoir. J’ai envie de m’enfuir ou de vomir, je ne sais pas très bien.
– Jeuh… je suis Monsieur Stéphane. Bonjour Madiouf. Qu’est-ce… qu’est-ce que vous avez comme produits ?
Je découvrirai bien plus tard qu’à ce moment déjà, tout était terminé. Madiouf me jauge, n’est pas convaincu par mon langage corporel, et surtout… il me contrôle. Je lui suis soumis.
Il se rapproche de mon canapé, et baisse la voix, se faisant conspirateur :
– Monsieur Stéphane, si tu devais me dire quels sont les cinq produits que tu veux, tu me dirais quoi ?
– Ben, pangolin, éléphants, et… mmh… d’autres trucs.
Je suis pathétique, mais heureusement l’adrénaline qui noie mon cerveau étouffe mon sentiment de honte. Madiouf se retire près de son acolyte en face de moi, et il se met à discuter avec Dieudonné. Pour me donner de l’aplomb, je me mets à triturer mon téléphone portable, n’osant même plus regarder Madiouf. Je suis tétanisé. Madiouf se lève avec la dignité d’un prince, le visage rayonnant comme dix soleils.
– Monsieur Stéphane, nous restons en contact. On vous fera signe prochainement. Je vous souhaite une agréable journée.
Les deux malfaiteurs s’éclipsent, la djellaba de Madiouf virevoltant dans les airs lorsque la porte se referme sur lui. La pièce semble s’assombrir d’un coup.
– Bordel, j’ai été nul Dieudo, archinul.
– Ouais, on ne peut pas dire que tu as été bon. Ils m’ont dit de me méfier de toi, que t’étais sûrement un journaliste, qu’il y en a beaucoup en ce moment à Douala. T’as été nul, JC.
Dieudo, qui est l’un des rares Camerounais que j’aie connus qui est plus à l’aise à l’écrit qu’à l’oral, me gratifie de sa plus grande tirade. Et c’est pour me démonter. Je ne sais quoi rétorquer, il a entièrement raison.

Quatre mois plus tard, le 25 janvier 2018, le New York Times titrait « La Côte d’Ivoire arrête six personnes dans un réseau impliqué dans la contrebande de parties d’éléphants, léopards et pangolins ». Vainquant mes peurs, j’avais participé à la plus grande opération du réseau EAGLE.

Cet article a 2 commentaires

  1. Gérald Veuillet

    Je n’ai pas encore lu votre livre que je viens de commander, mais nul doute que vous avez réalisé ce dont j’avais toujours rêvé : défendre la faune sauvage. Je m’étais imaginé tantôt enquêteur, tantôt snipper tueur de braconniers et trafiquants. Votre courage m’a manqué et l’âge m’a désormais rattrapé. Bravo et je me réjouis de bientôt vous lire.

    1. Merci pour ces mots forts sympathiques. Je vous en souhaite bonne lecture!
      Je crois tout d’abord que, bien que l’âge nous retire certaines possibilités de suivre nos désirs, il ne les retire pas toutes. En suivant nos désirs, quelque soit notre âge, nous en retirons toujours quelques petites lampées d’énergie.
      D’autre part, l’âge nous donne l’assurance et l’expérience pour transmetre nos rèves à la nouvelle génération, la relève qui, si l’on s’y prend correctement, répondra à l’appel.
      Le courage et l’amour sont contagieux!

Laisser un commentaire