Les Missions jésuites du Paraguay – Une utopie ?

(une version plus courte est parue dans l’Echo magazine du 4 novembre 2021)

Dans toute utopie, il existe la volonté de croire qu’un monde ici-bas, parfait, est possible. Les Missions jésuites du Paraguay, distribuées autour de la ville d’Encarnación, sont présentées comme un exemple de coexistence idéal entre les autochtones guaranis et les Jésuites. Ils habitèrent ensemble dans une trentaine de « réductions », des villages où les Guaranis étaient regroupés pour vivre sous la bannière de la religion chrétienne. Les Guaranis, un terme qui regroupe des ethnies autochtones dispersées dans toute l’Amérique du Sud, avaient-ils trouvés leur « terre sans mal », la terre promise par leur religion ?

Les jésuites, des saints ?

Comme bien souvent pour cette période en Amérique Latine, les informations historiques sont partielles et partiales. La majeure partie des écrits ne montrent qu’une face de la médaille, car l’historiographie fait la part belle aux « lettre annuelles » envoyées par les Jésuites à Rome, des rapports dans lesquelles il est impossible d’aborder des sujets comme l’esclavage, interdit en 1537 par la bulle Sublimis Deus du pape Paul III. Pourtant, des Noirs-Africains ont été utilisés par les Jésuites dans les « réductions », un fait que les Compagnons ne peuvent mentionner à Rome ; mêmes les Jésuites de la région, aujourd’hui encore, restent silencieux sur le sujet. Quant aux écrits des Guaranis, qui ont appris à lire et écrire par le biais de la mission évangélisatrice des Jésuites, ils sont presque entièrement ignorés par l’histoire. L’utopie des « réductions » repose ainsi sur des informations parcellaires, dont il est difficile d’extraire la part vérité.

Nous savons toutefois que de deux millions de Guaranis avant la colonisation, ces peuples ne comptent plus que 41’000 âmes en 1807. Durant les 160 ans de « réductions » jésuites au Paraguay (de 1615 à 1778), on estime que jusqu’à 142’000 d’entre eux vivent regroupés sous la bannière des Missions de la Compagnie de Jésus. Méconnaissant ces chiffres, les philosophes des Lumières s’enflamment pour les récits des missionnaires et leurs cités idéales, reflétant les aspirations égalitaires de l’époque. Il faut bien reconnaître que les missionnaires ont une approche inspirante de leur rôle dans les terres éloignées, et que les cultures européenne et sud-américaine vont se mêler comme nulle part ailleurs.

Sauver des âmes

En effet, les Jésuites ne sont pas venus coloniser l’immense région qui s’étant de la Bolivie actuelle jusqu’au Brésil : ils cherchent à évangéliser les locaux, avec pour particularité de respecter leurs coutumes ancestrales. Dans la foulée de Saint Roque Gonzalez, le premier missionnaire à entreprendre le périlleux voyage jusqu’à Itapuá (l’actuelle Encarnación, première Mission jésuite du Paraguay), ils vont progressivement établir un réseau de villages où vivent et travaillent les Guaranis. Quelques trois à quatre jésuites seulement orchestrent la vie de plusieurs milliers d’ouailles dans les travaux physiques et spirituels. « Christianisant » l’un des dieux principaux du panthéon guarani, Tupã, les Jésuites se font rapidement accepter par les autochtones et travaillent de concert à la gloire de leur spiritualité commune. Les corvées agricoles et l’édification des « réductions » n’auraient occupées que 4 à 6 heures par jour les Guaranis. Enfin, preuve de l’intérêt que les Jésuites portent à la culture autochtone, Ruiz de Montoya, un Compagnon péruvien et éminent linguiste, créera un alphabet guarani.

Les Missions jésuites sont séparées d’une quinzaine de kilomètres chacune. Une distance qui leur permettait de communiquer par le biais de miroirs et signaux de fumée, ainsi que se porter au secours des communautés sœurs en danger. Toutes les « réductions » sont d’ailleurs construites en hauteur, permettant de s’observer et de détecter une avancé d’éventuels ennemis. En effet, devant repousser à plusieurs reprises des attaques de marchands d’esclave ( les mamelucos et les bandeirantes), les hommes d’église obtiennent le droit d’armer les autochtones et mènent plusieurs batailles qu’ils gagnent sans peine, en raison du grand nombre de soldats guaranis à leur disposition. De frères spirituels, les Compagnons et les Guaranis deviennent frères d’armes.

Arts guaranis

Les Guaranis se sont révélés être de grands artistes : une fois le travail terminé, ils s’abandonnent à l’artisanat et l’art avec passion. Le Père Sepp, de la « réduction » de Saint Thomas, affirmera au qu’il ne « voi[t] pas de différence entre les cadran solaires faits par un artisan et ceux importés d’Europe ». Des chœurs de 200 enfants participent aux offices religieux, chantant et utilisant des instruments de musique construits localement. Les Guaranis sculptent dans le bois ou la pierre une grande quantité de représentations religieuses avec doigté. Bien que la plupart de ces ornements aient aujourd’hui disparus, certainement pillés lors de la redécouverte des ruines des Missions à partir des années 1950, l’église de San Cosme abrite encore des sculptures d’une grande précision et beauté.

Des missions spécialisées

Quelques unes de ces « réductions » ont possédé des caractéristiques uniques, semblant poursuivre sa vocation propre. C’est le cas de la Mission de San Cosme qui se spécialisa dans le domaine de l’astronomie, grâce au père Buenaventura Suárez, un jésuite né en Argentine. L’ecclésiastique, féru des étoiles, bâtit dit-on le premier télescope des Amériques. Un télescope qui lui a permit de prédire les éclipses solaires sur plus d’un siècle avec un précision inouïe, prouesse que l’on commente jusqu’en Europe. Sa passion nocturne a dû rencontrer un écho important auprès des populations locales, pour qui l’observation de la voûte stellaire revêtait une grande importance. Les Guaranis avaient ainsi donné à notre Voie Lactée le nom poétique de « chemin du tapir ». Réunis par la passion pour les étoiles, la symbiose entre les Jésuites et les Guaranis est affichée aux yeux de tous sur le portail d’entrée de San Cosme : une chauve-souris, symbole des ethnies guaranis de la région, trône au-dessus de sculptures proprement chrétiennes.

La « réduction » de la Santisima Trinidad de Paraná se dédia quant à elle à la musique, un autre point de connexion culturel. Les Guaranis auraient en effet un sens auditif très développé. Les Jésuites ont encouragé le goût pour la musique chez les autochtones, qui fabriquent en quantité des instruments de musique pour accompagner leurs danses et leurs chants.

Enfin, la Mission de Jesús de Tavarangüé, qui ne sera jamais terminée, devait être la cité modèle des « réductions », la plus parfaite. Destinée à accueillir la surpopulation des autres Missions, l’ambition est énorme, à l’image de son église qui devait s’étendre sur 70 mètres de longueur et 23 mètres de large. Elle contient des embrasures d’inspiration arabe, est exécutée par des Guaranis sous la houlette d’architectes jésuites. A elle seule, elle représente un métissage unique de cultures issues de trois continents ; toutefois, quelques années après avoir débuté sa construction, les Jésuites sont expulsés des terres espagnoles sur ordre de Charles III en 1767. Le toit et les ornements de l’iconique église restent inachevée, et la Compagnie quitte le pays.

Les Missions seront reprises en main par d’autres ordres chrétiens, mais les Guaranis avaient des affinités uniques avec les Jésuites ; ils demandent donc le retour des Compagnons. Devant le refus qui leur est opposé par la Couronne espagnole, ils abandonnent à leur tour les « réductions » et retournent vivre dans les forêts paraguayennes.

Terre sans mal ?

Les missions jésuites du Paraguay étaient-elles la « terre sans mal » que recherchaient les Guaranis, une utopie ? Difficile de trancher ; des missionnaires, tel Saint Roque, ont été assassinés par les Guaranis. Le rôle de l’esclavage de Noirs-Africains reste une réalité méconnue, et pourtant le même Saint Roque a eu recours à cette pratique inhumaine. Mais les points de jonctions entre les deux cultures ont été profonds et nombreux, chacun devant forcément trouver son compte dans une complicité qui dura 160 ans et qui donnera cours à de magnifiques œuvres architecturales, scientifiques et artistiques.

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