La réintroduction d’espèces disparues dans le parc Ibéra, Argentine : une aventure humaine

Au sein d’une réserve naturelle immense de 13 mille kilomètres carrés (plus du quart de la superficie de la Suisse), se trouve le parc national d’Iberá qui abrite sur 2000 km2 une biodiversité d’une richesse majestueuse. La fondation Rewilding, créée par Douglas Tompkins en 1992, se charge d’administrer, en collaboration avec le gouvernement argentin, quatre entrées dans le parc d’Iberá et de relâcher des moucherolles à queue large, des jaguars, et des fourmiliers géants qui avaient disparu de la réserve naturelle. Des centaines d’espèces d’oiseaux s’observent avec facilité, ce qui fait du lieu un endroit prisé par les ornithologues du monde entier. La richesse du parc Iberá provient de son humidité : il s’agit d’un marécage. Une zone humide où la vie animale bat au rythme des pluies et non des saisons.

L’objectif de la fondation Rewilding est la réintroduction d’espèces régionalement éteintes, tel l’emblématique jaguar, un prédateur utile à l’équilibre biologique du parc. Le caïman yacare, petit crocodilien de trois mètres au maximum qui s’embusque sous l’eau durant des heures, n’est pas en mesure de réduire les importantes populations de capibaras (le plus grand rongeur du globe), qui broutent et se reproduisent sans limites.

Les zones marécageuses dans le monde stockent près de 30 % du carbone expulsé dans l’atmosphère. Elles sont également un pôle en terme de biodiversité, comme le démontre les chiffres éloquents d’Iberá : 1’600 types de plantes, 128 poissons, 40 amphibiens, 59 reptiles, 345 oiseaux et 58 mammifères. C’est l’un des lieux de notre planète où il existe l’une des plus grande richesse de vie.

Mais l’histoire du parc Iberá (venant d' »Yberá » en guarani, signifiant les « eaux qui brillent »), en plus d’être un conte animalier, est surtout une chronique humaine. Celles d’hommes et de femmes passionnés par la vie de tous les êtres vivants.

Vivre d’Iberá

– « Cela n’a pas toujours été ainsi », m’explique pourtant Tito, l’un des responsables du tourisme du village de Concepción del Yaguareté Corá, passage obligé pour accéder au portail Carambola. « Dans les années 1990, on se préoccupait surtout d’acheter des terres et d’interdire la chasse dans les marais. Mais les initiatives locales, axées sur la génération de revenus avec le tourisme, ont changé la donne. Aujourd’hui, nous offrons même des déjeuners chez l’habitant, offrons des formations à la population pour qu’elle garantisse une hygiène et une présentation correcte des plats pour les touristes ».

Tito est professeur pour adolescents et jeunes adultes. La fin de trentaine, il est énergique et débordant d’idées. Il est à l’image de tous ces Argentins de la région qui cumulent des jobs public et privé : il s’est lancé dans le tourisme en vue de « sauvegarder les traditions et offrir des possibilités de travail à nos enfants ». Kuny, responsable du tourisme au portail San Nicolás, a rigoureusement le même profil : « J’étudie l’informatique et l’infirmerie. Cela me permet de survivre en cas de pépin. La pandémie nous a rappelé combien nos métiers sont fragiles. Et de toute façon, je ne parviens pas à vivre du salaire que me donne l’Etat argentin », explique-t-elle.

capybaras
Le capibara, le plus grand rongeur du monde
De féroces rapaces en posture de guerre

 

Un garde forestier, par exemple, gagne 45’000 pesos argentins net, soit un peu moins de 200 dollars en ce mois de décembre 2021. C’est le cas de Jorge, qui travaille depuis 10 ans au portail San Nicolás.

– « Heureusement », se réjouit-il, « l’Etat a décidé de hiérarchiser la fonction de garde forestier. Cela permet d’avoir des positions plus élevés ».

– « Tu aimes la hiérarchie ? », je l’interromps, interloqué.

– « Pas du tout ! Mais cela permet d’avoir des salaires plus élevés. La corruption est énorme ici : il y a quelques années, j’ai arrêté une voiture qui transportait une grande quantité d’animaux chassés. Le type, les mains tranquillement posées sur son volant, m’a demandé de le laisser passer en échange de 20’000 pesos. La moitié de mon salaire. Si j’avais une personne de la famille à l’hôpital, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Mais j’ai refusé son sale argent. »

Une vision holistique

La fondation Rewilding possède ses propres gardes forestiers, qui réintroduisent dans les marais des animaux qui avaient disparu. C’est le cas du fourmilier géant, un animal craintif de la même famille que le paresseux. On le prend pour un petit ours de loin, c’est pourquoi il se nomme « ours fourmilier » en espagnol (oso hormiguero).

Fabricio, garde forestier de Rewilding, travaille depuis deux ans dans le parc. Il est originaire de la province de Misiones, dans le nord-est du pays, et son accent chantant tranche avec le parler plutôt atone de la province de Corrientes.

– Tu veux venir avec moi nourrir les osos hormigueros ?, siffle-t-il avec mélodie.

Je ne me fais pas prier et nous voilà roulant à moto, en direction d’un lieu caché à une vingtaine de minutes du bâtiment des rangers. Il faut connaître son chemin pour retrouver le refuge des fourmiliers géants dans ce dédale, fait de ponts au-dessus des marais et d’herbes touffues. Sur le chemin, certains oiseaux s’effraient à l’arrivée de notre véhicule, d’autres tentent de nous attaquer, certainement pour défendre un nid près de la route. Une fois au centre du labyrinthe, nous cherchons l’animal au moyen d’un localisateur GPS, la plupart des animaux possédant une balise. Fabricio le trouve rapidement, mais il s’enfuit à son approche.

– « Reste où tu es et dépose sa nourriture. Je le fais venir vers toi », souffle-t-il avant de disparaître dans les dédales d’arbres.

J’enfonce farouchement dans le sol ce qui ressemble à une longue bouteille métallique avec deux pointes à son extrémité, puis remplis la bouteille avec une pâte à base de croquette pour chiens, broyée et noyée dans de l’eau. Satisfait, je recule et saisis mon appareil photo.

Quelques instants plus tard, sans aucun bruit avant-coureur, une tâche grise obscurcit mon champ de vision : un long nez s’est aventuré dans la bouteille.

– « Je le vois ! », cris-je en chuchotant à Fabricio.

– « Bien. Tu peux rejoindre Keneke pour t’occuper des communautés, maintenant ».

Le reste de la journée sera consacrée avec Keneke, un ranger natif du coin, à transborder des locaux qui n’ont pas de vedette pour se déplacer. Ils se meuvent avec des canoës et un long bâton qu’ils enfoncent dans le sol vaseux pour pousser. Des cochons d’élevage, des fûts de gaz, des enfants seront pris en charge par la vedette de Keneke. Nous allons d’un point à un autre du marais, traversant de larges étendues d’eau pour faciliter la vie des habitants.


La plupart des habitants des marécages parlent le guarani. Certains d’entre eux ne parlent d’ailleurs que cette langue, transmise par les peuples premiers de la région, les Guaranis, pourtant aujourd’hui disparus dans cette partie de l’Argentine. Il est fascinant de voir combien la culture autochtone est restée imprégnée dans la vie de tous les jours des Argentins de la région. En réalité, il faudrait dire de tous les Argentins, car les 45 millions d’haibitants débutent immanquablement leur journée avec un maté, une boisson chaude ressemblant à du thé. Cette coutume a été transmise par les Guaranis.

Une histoire pleine de défis

La fondation Rewilding a fait le pari d’une approche symbiotique animale et humaine dans toutes ses activités. Ainsi, elle s’assure qu’aucune espèce exotique, aussi bien animale que végétale, ne pénètre dans le parc et ne bouleverse l’équilibre des écosystèmes. Elle soutient les populations locales et est également un moteur dans le développement du tourisme. Elle offre, par exemple, des places de camping pour les visiteurs et forme des guides au sein des communautés habitant près du parc.

Respectée aussi bien par les experts que par la population locale, la fondation Rewilding semble ne faire que des heureux. Surtout parmi les animaux, qui retrouvent des espaces dont ils avaient été chassés jusque-là.

 

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