La dame de Cao et l’archéologue anonyme qui fait vivre le passé dans le présent

Anneau de nez de la tombe de la Dame de Cao Il est des hommes qui n’auront pas leur place au Panthéon. Leur nom n’apparaîtra dans aucun recueil et aucune dépêche d’agence ne les mentionnera jamais. Illustres inconnus, ils ont pourtant participé à sculpter le monde. Dans notre espace sémiologique, des villages reprennent des formes et des dessins de civilisations disparues, des voyageurs lointains se font tatouer des signes qu’ils trouvent plaisants. Sur le plan économique, des musées surgissent de terre, une ville offre des emplois inconnus jusque-là, comme guide et potier. Mais on délaisse les pionniers techniques ; alors que tout le monde se souvient de l’égyptologue Champollion, et peut-être de l’explorateur Belzoni, combien connaissent Flinders Petrie, cet archéologue qui permit un bond en avant de la connaissance de l’Egypte antique grâce à son apport méthodologique ? L’histoire est un train qui ne contient qu’un nombre de places limitées, et la majorité des chercheurs reste sur le quai, malgré sa contribution indéniable à notre monde.

Juan Vilela Puelles au BrujoLa vie entière de l’archéologue péruvien Juan Vilela Puelles est une démonstration que les hommes qui façonnent notre époque ne sont pas seulement ceux que l’on croit. Il est à l’origine, avec d’autres collègues qui tomberont eux aussi dans l’oubli, d’une découverte qui a changée notre perception de l’univers antique andin. A la fin de l’année 2004, dans le complexe El Brujo à 45 kilomètres de Trujillo, un fait anodin se produit : le dépoussiérage d’un goulot de vase, qui dépasse du sol dans une des surfaces de recherche, dans une zone que l’on fouille depuis 1990. On est tenté de penser que cela n’a rien d’exceptionnel, après tout Don Augusto N. Wiese Eslava, le mécène qui rend les recherches dans le complexe possible, était lui aussi fatigué de tous ces vases retrouvés depuis le début des fouilles qu’il finançait. Il souhaitait une découverte à la hauteur de celle de Walter Alva et de sa cohorte de collaborateurs inconnus qui découvrirent la première tombe mochica intacte en 1987, celle du Seigneur de Sipán. Un bond qualitatif dans notre interprétation de cette culture et religion, qui régna du 1er siècle au 7-8ème siècle de notre ère sur le centre et le nord de la côte péruvienne, et qui disparut sans que l’on ne comprenne bien pourquoi. Les changements climatiques du Niño et ses conséquences socioreligieuses sont régulièrement invoqués, mais le défaut d’éléments factuels rend impossible toute réponse définitive. Les archéologues péruviens opèrent dans un cadre très technique et avec une méthode scientifique. Ils cherchent à inclure les populations locales, évaluer la pollution engendrée sur le site, comment assurer sa sécurité, etc. Mais ils ont une spécificité que respecterait la plupart des anthropologues préstructuralistes, et qui choquerait les archéologues modernes : ils font recours aux services d’un chaman pour communiquer avec un site avant de débuter leurs fouilles. Or, le chaman que l’on avait fait venir sur le site en 1990, avait affirmé que le site exigeait le sacrifice de cinq humains avant de révéler ses secrets. De nombreux morts plus tard, tel un vigile, un habitant local écrasée par une voiture, et surtout la disparition de Don Augusto Wiese en 1999 qui trépasse sans avoir la satisfaction d’assister à la réalisation de son rêve de gloire, la grande découverte d’une tombe majeure a lieu. L’histoire ne dit pas si elle se produisit effectivement à la suite des cinq morts réclamés, mais elle permet de ressentir un frisson mystique traversant les millénaires.

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Juan Vilela Puelles et goulot de vase El BrujoSix ans après la mort de Don Augusto Wiese et d’autres anonymes, l’équipe de Regulo Franco Jordan, dont l’histoire retiendra le nom, découvre ce fameux goulot de vase dans la Huaca Cao Viejo (une huaca est une tombe andine). Le vase, sur lequel trône une image de hiboux, reste toujours exposé dans le musée attenant aux sites archéologiques. Le goulot mena au vase, qui lui mena à une tombe quelques mètres plus bas. L’excitation était palpable, car la tombe que les archéologues explorent est intacte lorsqu’ils y accèdent, tout comme le corps qu’ils retrouvent : protégé par 26 couches de linceuls, qui contiennent pour certains d’entre eux des artefacts en or ou argent, le corps est parsemé de tatouages. La peau est si bien conservée que Juan Vilela Puelles remarque que la peau du ventre de la momie est distendue. Juan, alors responsable de l’interprétation du sens des artefacts, fait recours à un savoir acquis lorsqu’on lui donnait ses premiers tâches d’archéologue fraîchement sorti de l’université. Des tâches mineures qu’il exécuta alors avec la passion de la jeunesse; il ne pouvait imaginer que le travail d’archivage méthodique qu’il réalisait de l’iconographie mochica, où il eut à étudier Cérémonie du sacrifice mochica-moche au Musée Larco de Limala fameuse scène du sacrifice mochica, lui permettrait d’identifier des années plus tard le graal des mochicologues, le “personnage D”. En effet, les archéologues pensaient jusqu’en 1987 que ces scènes (voir illustration), répétées sur les vases exécutés par les artisans mochica, décrivaient une cérémonie rituélique de sacrifice générique, avec des personnages idéalisés. La découverte de la tombe du Seigneur de Sipán bouscula ces théories, puisque le corps trouvé dans la tombe était accompagné d’objets rituéliques apparaissant dans cette iconographie. Le Seigneur de Sipán est le “personnage A”. Le “personnage B” porte les artefacts découverts dans la tombe du “Sacerdote Búho” (un prêtre), aussi issu des fouilles de Sipán. Enfin, le “personnage C”, aussi un prêtre, aurait été trouvé dans les tombes de San José de Moro en 1991. Voilà 14 ans que les archéologues s’interrogeaient sur l’existence du “personnage D”; la théorie que pourra élaborer Juan Vilela, se basant sur son travail de jeune archéologue, éclaire donc à plus d’un titre l’histoire mochica : les dirigeants mochica dépeints sur ces scènes ont tous existés, et vécus à différentes époques et lieux répartis sur la côte nord du Pérou. Ils ont marqué l’inconscient collectif d’une civilisation qui n’en était pas unie au sens strict du terme : il n’existait que des chefs régionaux mochica, mais pas d’empereur mochica. Ils partageaient art et religion, coutumes et pourraient avoir eu à se mobiliser militairement ensemble (c’est sujet à interprétation). En d’autres termes, pour que ces quatre personnages apparaissent tous ensembles sur une iconographie récurrente, ils ont dû notablement marquer leur époque et s’ancrer dans l’histoire mochica.

salle d'audience cultuelle El BrujoBas-Relief motifs poissons Huaca Cao Vieja el BrujoParmi les nombreux spécialistes appelés à la rescousse pour enquêter sur la tombe mise à jour, on fait appel à un anthropologue. C’est une pratique au moins aussi normale dans l’archéologie péruvienne que de faire venir un chaman au début des fouilles. Il s’agit de décrire les attributs d’un mort : âge, conditions de vie et maladies, mais aussi son sexe. Et là, la surprise la plus totale pour Juan et ses collègues : le “personnage D”, personnage majeur de l’histoire mochica, est… une femme. La première femme dirigeante jamais découverte en Amérique du Sud. La momie change de genre et on la baptise la “Dame de Cao”. Elle serait morte en couches à l’âge de 25 ans et enterrée avec les porras de commandement (bâtons de combat et de commandement mochica). Les réactions des milieux féministes sont immédiates, qui se saisissent de la découverte pour la politiser. Les murs du village proche du complexe d’El Brujo commencent à se couvrir des signes géométriques reprenant ceux des tombes de la Huaca Cao Vieja. Un musée employant les locaux se crée en 2009. Des restaurants reprenant l’iconographie mochica éclosent partout. 100’000 touristes se pressent chaque année pour voir les peintures, bas-reliefs et la momie de la Dame de Cao. L’espace sémiologique de la région se trouve bouleversé, notre compréhension de la culture mochica s’accélère, et les opportunités économiques fleurissent. Un nombreux groupe d’anonymes rend célèbre le travail des artisans et artistes mochica oubliés, et le directeur Regulo Franco Jordan partage avec le monde les recherches sur l’élite antique péruvienne.

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Reconstitution de bas-relief d'Ai Apaec de la Huaca Cao Vieja au Complexe du BrujoLe travail de l’archéologue est une tâche qui s’opère dans l’ombre, bien qu’il consiste à mettre en lumière le passé. Et le passé s’impose dans notre présent. Pensez aux tatouages dits “ethniques” reprenant des symboles des îles de Polynésie ou des ankhs égyptiennes. Il est bien connu que l’entreprise Nike faisait référence à la déesse grecque (ailée) de la victoire niké. Le travail des archéologues s’implante dans les sociétés modernes sans même que l’on le réalise. Il rend également possible le rêve et le projet profond de nombreuses de ces civilisations antiques, qui dépensaient leur énergie sans compter pour s’assurer que leurs seigneurs continue à vivre dans l’au-delà : les archéologues connus et inconnus rendent l’élite éternelle, qui recommence à vivre des milliers d’années plus tard. L’archéologue travaille contre l’oubli, permet d’identifier les universaux humains (caractéristiques que l’on retrouve quelques soient les civilisations), et mieux comprendre notre présent. Le chercheur nous façonne en toute discrétion, nous sommes des sculptures passives devant nos Pygmalions qui s’activent en coulisses. Et nous oublions aussi bien leur travail que leurs noms, seuls restent leurs découvertes.

Juan et ses collègues ont changé notre réalité et notre vie quotidienne. Peut-être les archéologues du futur exhumeront-ils le nom de Juan Vilela Puelles et que l’on fera des tatouages ethno à son effigie. Les détours de l’histoire sont parfois surprenants. Ce que l’on pensait ne plus avoir de sens en retrouve. La mort n’est pas éternelle. Et parfois, il vaut la peine de s’intéresser aux anonymes.

(Une version plus journalistique Le grand dirigeant Mochica était une femme, est parue dans l’Echo Magazine du 23 janvier 2020)

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Cet article a 2 commentaires

  1. Iris Arrieta puelles

    Que orgullo es mi sobrino tan dedicado a su trabajo como dedicado a ser buen esposo y padre ojala hallan mas hombres trabajadores como el me siento tan orgullosa de el

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