Changement dans le temple du conservatisme

A la surprise générale, le tribun Christoph Blocher, leader officieux (mais non officiel) du parti d’extrême droite suisse dénommé UDC (pour Union démocratique du centre) et Conseiller fédéral helvétique n’a pas été réelu à ce poste. Le parlement lui a préféré Mme Eveline Widmer-Schlumpf, Conseillère d’Etat dans le canton des Grisons.

Malgré le succès sans précédent de son parti, qui a recueilli à peu de choses près 30 % des votes lors de l’élection parlementaire d’octobre dernier, celui qui en défend haut et fort les couleurs se retrouve éjecté de son bureau. Ministre de la justifice, futur président programmé de la Confédération en 2009, le voilà bouté dehors tel un mouton noir.

A nuancer cependant : Mme Eveline Widmer-Schlumpf issue de la même mouvance que M. Blocher mais élue à sa place, n’a pas encore décidé d’accepter le poste. Conseillère d’Etat mais non Conseillère des Etats, elle occupe la fonction de ministre cantonale mais non de parlementaire fédérale. Ce qui ne la disqualifie pas pour le poste de Conseillère fédérale – équivalent de ministre fédéral, on me suit toujours ? – mais a eu pour résultat de prendre tout le monde au dépourvu : si, théoriquement, n’importe qui peut briguer le poste de Conseiller fédéral, il est de coutume d’élire un parlementaire. Le système politique suisse fait la part belle au législatif, puisque l’exécutif fédéral est élu par le parlement, à l’image de l’Angleterre.

En l’occurence, Mme Widmer-Schlumpf semble hésiter à élire domicile à Berne. La pression sur ses épaules est conséquente, car elle risquerait de faire voler en éclat son parti si elle venait à accepter la charge. L’UDC a, comme de coutume, fait campagne de manière radicale, et avait explicitement indiqué qu’il passerait dans l’opposition en cas de non-réelection de son lider maximo. Ce qu’il n’avait toutefois pas prévu, c’est qu’un autre membre de son parti serait élu… Passer dans l’opposition, alors que le parti a 2 conseilleurs fédéraux (sur un total de 7), 30% de la chambre basse du parlement ? Il détient les clés de l’exécutif et du législatif, il a le pouvoir, mais déciderait de s’en retirer : c’est à se demander si le parti est vraiment apte à exercer le pouvoir, ou si de capricieux adolescents pour qui tout ne se passe pas comme prévu, gouvernent l’Helvétie.

La traditionnelle « formule magique », répartition consensuelle et non mathématique des 7 postes de l’exécutif, avait pour résultat de distribuer les sièges de ministres en accord entre les partis. Elle a volé en éclat lors de la précédente élection fédérale, en 2003, lorsque M. Blocher fit son entrée tonitruante par la porte par laquelle il devrait sortir aujourd’hui. Soyons honnêtes, cette « formule magique », bien que pas si ancienne que cela – elle date de 1959 – avait un parfum quelque peu suranné. On a fait grand bruit de sa dispartition, et même certains refusaient d’accepter sa disparition; elle est dorénavant morte et enterrée, avec tout l’esprit de consensus qui l’entourrait.

Fossoyeur de tradition pour un parti qui se fait le champion de leur défense, voilà qui est cocasse. Vouloir passer dans l’opposition alors qu’il détient le pouvoir, ça fait rire jaune. L’UDC n’a toujours pas décidé si il était seulement un parti d’opposition, ou de proposition aussi. Le succès constant de ses troupes étonne tous les analystes; il semble qu’il étonne les membres du parti, qui ont du mal a accorder leurs clairons entre partisans de la ligne dure (dite « aile zurichoise ») et la ligne plus souple (« l’aile bernoise »). Le second conseiller fédéral, réelu ce jour, Samuel Schmidt, représente cette dernière; il avait lui-même déclaré qu’il ne quitterait pas le gouvernement si son collègue et coreligionnaire Christoph Blocher n’était pas réélu. A contre-courant du discours dominant son parti, il n’a fait que confirmer qu’il n’avait jamais eu beaucoup de respect pour l’aile zurichoise, à l’origine de la dérive vers l’extrême de l’UDC.

Notons les tactiques bismarkiennes d’alliances et contre-alliances mises au point par les partis source de l’éviction de Christoph Blocher : le parti évangliste, le PDC, les Verts (de droite et de gauche) et le parti socialiste ont exécuté avec une lucidité machiavélique leur éviction. Les Verts (gauche) ont proposé jusqu’au dernier moment leur propre candidat, contre M. Blocher, avec pour seul objectif de le retirer au dernier moment et donner l’impression aux autres partis politiques que c’est avec beaucoup de souplesse qu’il accepteront de voter un autre UDC. Le PDC, qui avait déclaré ne pas vouloir voter Blocher, donnait l’impression de ne pas savoir où se positionner; l’effet de surprise a fonctionné, personne ne s’attendait au raz-de-marée centre-droit et gauche anti-blochérien. Quant au PS, il est resté silencieux – ou presque – fourbissant ses armes et ne souhaitant pas attirer l’attention sur lui-même; tapi dans l’ombre, il a eu l’intelligence de ne pas provoquer de polémique inutile. La mécanique de cette large alliance a fonctionné à merveille, et prouvé que le consensus entre partis politiques n’était pas impossible.

Nonobstant cette réussite, tous sont suspendus aux lèvres de cette femme si célèbrement inconnue, fille d’un ancien Conseiller fédéral : accepter l’élection du parlement ferait passer son parti dans l’opposition, ouvrirait la voix aux luttes intestines partisanes (entre les deux ailes) et bouleverserait durablement la politique suisse. Un mauvais calcul. Mais refuser le choix des parlementaires ouvrirait la voix à une nouvelle élection pour le 7ème siège de l’exécutif. Cela aurait pour conséquence aussi de voir le Parti démocrate-chrétien (centre-droit) proposer un candidat – certainement le marchandage à l’origine de la large coalition anti-blocher – qu’on imagine mal ne pas être élu; tout le monde pourrait se targuer d’avoir respecté l’équilibre mathématique, mais qu’à défaut d’acceptation de ce subtil calcul, le deuxième siège UDC pourrait passer à un autre parti. Le PDC. Et tout le monde de s’applaudir, même les radicaux ayant voté la réelection de Christoph.

C. Blocher paye aujourd’hui deux choses très différentes : son manque de professionnalisme d’une part, puisqu’il a été incapable 4 ans durant de trouver ses marques « d’homme politique », et est resté engoncé dans ses habits d’homme d’affaire. Malheureusement, si dans les affaires on peut mener son entreprise de manière très ferme, dictatoriale, un pays ne se gère pas de la même manière; critiquer le système judiciaire suisse, alors qu’on est ministre de la justice et en voyage en Turquie, ça ne pardonne pas.
D’autre part, deuxième note sur l’addition, sa position de fer-de-lance du mouvement UDC. Si son ton, sa décontraction apparente, son franc-parler, ont su provoquer l’enthousiasme de la population helvétique, l’effet a été très différent sur les parlementaires. La politique démonstrative, agitée, centrée sur soi-même a provoqué au mieux la méfiance des hommes politiques. Et l’UDC, encore une fois premier parti suisse, n’hésite ainsi pas à régulièrement brandir le spectre du recours « à la rue » contre le parlementarisme suisse, illustrant au besoin son rejet d’institutions perçues comme illégitimes. Alors que la légitimité de l’UDC provient des… élections. Les mêmes qui ont mis en place ces autres hommes et femmes politiques qui, parce qu’ils ont d’autres idées que les leurs, ne méritent que le mépris. Vision couramment partagée par les confrères d’extrême droite européens de l’UDC.

Demain 8h, la Suisse politique sera suspendue aux lèvres de Mme Widmer-Schlumpf, qui devrait, quelle que soit sa décision, provoquer un changement profond dans le temple du conservatisme, la Suisse. Les étiquettes, l’UDC les a toujours refusé; mais notons pour l’histoire que le premier coup sérieux aux traditions politiques suisses aura été donné par le Schweizerische Volkspartei (« UDC » en langue de Goethe) en 2003, et que l’édifice se sera écroulé pour de bon en 2007, sous l’impulsion du même parti. A croire que les défenseurs de l’ordre et la justice ne sont pas là où l’on croit…

Adieu formule magique, adieu consensus formel. Bonjour la politique imprévisible. Et ce n’est pas forcément un mal.

Cet article a 5 commentaires

  1. VALERIE

    Bravo pour ton article très intéressant.

  2. jcv

    Ravi d’avoir su t’intéresser.

    Je viens de découvrir (merci Tatiana) que notre éventuelle future Conseillère fédéral, en plus d’avoir un nom à coucher dehors, se nomme madame… Schtroumpf. Ca ne s’invente pas…

  3. VinX

    Merci pour cet intéressant article 🙂

    VinX

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