Tête de turque – Ankara, génocide et liberté d’expression

La position extrêmement stratégique que possède la Turquie l’amène à être régulièrement sous le feu de l’actualité. Parce qu’elle est à la croisée des chemins, tout comme l’Égypte, entre Orient et Occident, elle est amenée à faire des choix qui, parfois sont tellement difficiles à assumer, qu’elle proclame officiellement une chose et fait exactement son contraire. Et de se souvenir de l’affaire du passage des militaires étasuniens, où Oncle Sam en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, avait obtenu pour ses soldats le contraire de ce que le gouvernement proclamait fièrement à son peuple. Difficile de résister à l’appel du billet vert, et de choisir entre garder une « pureté » morale et avoir les moyens de développer son pays.

Parce que la Turquie est un pays de première importance, les incidents diplomatiques se croisent dans le calendrier avec un hasard plutôt cocasse. Christoph Blocher, Conseiller fédéral en charge du Département Fédéral de la Justice et Police suisse, a assisté à l’anniversaire en Turquie du code pénal, un texte qu’Ankara avait importé de… la Suisse, justement. Or, les relations turco-suisses étaient l’objet de beaucoup plus de bas que de hauts depuis quelques années, principalement en raison de la position suisse sur le génocide arménien, commis par les Ottomans durant la Première Guerre Mondiale. Micheline Calmy-Rey, Conseillère fédérale en charge du Département Fédéral des Affaires Étrangères, bien connue pour ses positions morales, n’y était pas étrangère : les déclarations qu’elle a pu avoir à l’égard de la Turquie, et de la nécessité pour le pays de reconnaître ses crimes, ont amené les dirigeants turques à annuler à plusieurs reprises des rencontres prévues avec les officiels suisses.

M. Blocher, tribun d’extrême droite bien connu pour ses déclarations chocs, a profité ainsi de l’occasion pour fustiger l’article 261bis du code pénal suisse, et plus particulièrement ce passage :

celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité;

Ce passage a servit de base juridique pour condamner un « éminent historien turc » (sic) qui niait l’ampleur des massacres commis par l’ancien Empire Ottoman, regrette le Conseiller fédéral. Bien que d’habitude il aime à se présenter comme le représentant du petit peuple face à une classe politique peu préoccupé par ce dernier, il va condamner une décision votée par les citoyens suisses il y a bientôt 15 ans, et surtout (raison d’un tollé transpartisan) le faire à l’étranger.

Si diplomatiquement c’est une bourde comme les hommes et femmes politiques suisses n’en ont que peu fait dans l’histoire, si sur le plan de la politique interne M. Blocher s’est tiré une balle dans le pied en s’en prenant à ceux même qu’il prétend défendre (lui, le millionnaire zurichois), et enfin si sous prétexte de défendre la séparation des juges et des historiens il rompt la barrière de la séparation des pouvoirs (l’exécutif s’en prenant au judiciaire), sa position n’est pas totalement dénuée d’intérêt. En effet, le fond de son argumentaire tient au principe que ce n’est pas au pouvoir judiciaire de décider de l’histoire. Et apparaît, en toile de fond, le débat qui agite le législatif de nombreux pays européens depuis des années au sujet du génocide arménien, avec pour dernier épisode en date, l’adoption au Parlement français d’une loi reconnaissant le génocide arménien, glaçant plus encore le liens compliqués qu’entretient l’Hexagone avec Ankara. Il faut reconnaître qu’en comparaison, les relations turco-suisse font figure d’entente cordiale.

Hasard du calendrier donc, mais même préoccupations quant à ce dossier international délicat. La Commission européenne s’est immédiatement désolidarisée du vote législatif français, puisque son agenda de rapprochement entre l’Union européenne et la Turquie se fait à rythme doux entre les deux entités, l’UE essayant autant que faire se peut de ne pas donner le sentiment de « dominer » les débats avec la Turquie, et de faciliter ainsi le travail de réformes pour le gouvernement turc. Il est en effet beaucoup plus difficile pour un gouvernement de faire accepter par sa population des réformes qui sembleraient imposées par l’étranger.

Si le choix du parlement français est ainsi à l’exact opposé des déclarations blochériennes, on ne peut faire l’économie de ce débat, quelque soit le pays. La levée des boucliers de la gauche française, lorsque son parlement avait voté la loi sur l’enseignement des effets positifs de la colonisation (avant de faire machine arrière), s’impose à l’esprit Il avait été en effet retenu, à l’époque, que le législatif n’avait pas à décider de l’histoire. Ce sont les historiens, et non les hommes politiques, qui l’écrivent; alors pourquoi, en l’espèce, le parlement aurait le droit, dans un pays qui est incapable de se doter une loi reconnaissant les exactions atroces commises en Algérie lors de la décolonisation, légifère-t-il sur les crimes produits il y a un siècle à l’autre bout du continent ? C’est deux poids, deux mesures…

Non, le plus simple reste décidément de ne pas légiférer sur le sujet. La liberté des historiens doit être totale, pour autant que ceux-ci remplissent les critères scientifiques basiques : s’appuyer sur des faits, des faits et encore des faits. Il est ainsi impossible, pour l’historien de la Deuxième Guerre Mondiale comme pour l’historien turc, de nier que des génocides ont été commis durant ces périodes sombres. La remise en cause des ces questionnement n’aurait, de facto, d’autre but que d’inciter à la haine raciale; c’est ainsi que l’article du code pénal suisse est totalement approprié (l’intention est retenue comme critère déterminant de condamnation), alors que le projet de loi français est disproportionné (toute remise en cause du génocide arménien est punissable, voir les débats législatifs à ce sujet). Le parlement, en déclarant a priori que tout questionnement sur le sujet est illégal, se substitue à l’Eglise médiévale qui interdisait à Galilée de remettre en cause l’interprétation officiel des saintes écritures. Bien que le génocide arménien soit difficilement attaquable, il n’est pas du rôle du parlement de décider de ce qui doit ou ne doit pas être discuté, ou d’imposer une histoire officielle. Il est de son ressort, cependant, d’éviter toute manifestation ou déclaration incitant à la haine; est-il dès lors nécessaire d’aller plus loin que la loi suisse ?

Surtout que les débordement liés à l’établissement d’une histoire officielle, il est un pays qui les connaît bien : la Turquie, justement. Hasard du calendrier (encore !), un journaliste turc est poursuivi en Turquie pour avoir insulté la mémoire d’Atatürk. De manière générale, l’article 301 (et 305) du code pénal turc (oui, un code pénal suisse [1] ) est souvent utilisé pour poursuivre les « délits d’opinion », ainsi que le dénonçait au début de l’année Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières. Voici la teneur de l’article, puisée dans une traduction non officielle d’Amnesty international (ou voir la traduction anglaise dans le rapport de l’OSCE relatif à cet article) :

«1. Le dénigrement public de l’identité turque, de la République ou de la Grande Assemblée nationale turque sera puni de six mois à trois ans d’emprisonnement.
2. Le dénigrement public du gouvernement de la République de Turquie, des institutions judiciaires de l’État, des structures militaires ou sécuritaires, sera puni de six mois à deux ans d’emprisonnement.
3. Dans les cas où le dénigrement de l’identité turque sera commis par un citoyen turc dans un autre pays, la peine sera accrue d’un tiers.
4. L’expression d’une pensée à visée critique ne constitue pas un délit.»

Si l’alinéa 4 devrait pouvoir sauver les contrevenants, on constate dans les faits qu’il n’en est rien. Vouloir imposer une histoire officielle, comme le fait la Turquie, même à une violation de la liberté d’expression. Et si le fond de la déclaration du Conseiller fédéral suisse Blocher se comprend, on constate que dans la pratique, les abus en Suisse n’existent pas (n’en déplaise à M. Blocher), alors que la France s’est doté d’un arsenal législatif… rappelant justement ceux qu’elle prétend combattre. L’agenda politique 2006 aura été riche en coïncidences et contradictions.

Pour conclure, je reprendrai les propos de Michel Piron, député UMP, qui lors du débat français relatif à loi sur le génocide arménien, déclara :

« La mémoire divise, l’histoire unit » a écrit l’historien Pierre Nora. Ce n’est pas en cherchant à légaliser la vérité historique que l’on empêchera certains de la contester : c’est en combattant les mauvaises idées par le débat scientifique, par la recherche et par un enseignement appuyé sur le consensus des historiens.

On ne saurait mieux dire.

Références

  1. L’article 301 du code pénal suisse n’a aucun rapport avec sa version turque, chaque code ayant évolué au fil des décennies[]

Cet article a 3 commentaires

  1. jcv

    Merci Emma d’amener la controverse sur le sujet. Et de l’amener avec autant de tripes.

    Je t’avoue que je ne suis toutefois pas très à l’aise avec certaines comparaison entre le génocide de la 2ème GM et le génocide arménien. Mais suivons certaines pistes de réflexion : le premier est certainement le crime le plus connu et reconnu de l’histoire. Même l’Angleterre, si je me souviens bien, a pris la récente décision de pouvoir le poursuivre. Et pourtant… est-il besoin de revenir sur la conférence qui s’est tenue à Téhéran, au vu et au su de la communauté internationale ? Conférence qui a attiré, dans ce pays dirigé par des fascistes, des extrémistes de tout poil ? Conférence dont le sujet aurait été condamné dans n’importe quel pays occidental ?

    Même dans le cas du génocide sur lequel on a le plus légiféré, les lois sont impuissantes. Alors est-ce que cette loi va changer quelque chose ? Peut-être symboliquement, et c’est sur ce point qu’elle est le plus intéressante. Mais sur le plan des poursuites ? Tu commences en préambule en citant une affaire à Valence (dont je n’ai pas entendu parler) où la justice aurait mal fait son travail. Sur la base de tes dires et à défaut d’avoir le jugement sous les yeux, disons que « la justice n’a pas rendu la justice » : en quoi avoir une nouvelle loi, alors que d’autres ont déjà été bafouées ? Est-ce qu’une nouvelle règle, juxtaposée au-dessus d’un arsenal qui existe déjà pour défendre les opinions, les manifestations, ou l’intégrité physique d’un individu permettrait d’éviter une nouvelle dérive ? Je ne vois vraiment pas pourquoi.

    Encore une fois, il me semble que l’arsenal législatif doit exister pour éviter aux thèses racistes et incitatrice à la haine de s’exprimer au grand jour. Nier le génocide arménien, bien que je ne comprenne toujours pas les bases scientifiques de cette position, doit être possible pour autant qu’il repose sur un argumentaire. Et c’est là que, la plupart du temps, comme dans le cas du négationnisme de la shoah, le bas blesse : ne reposant la plupart du temps que sur un tissu de haine et non sur des recherches, il facile de démontrer que l’interlocuteur ne souhaite pas le débat, mais uniquement attiser les tensions.

    Que font ces lois, si ce n’est augmenter le sentiment d’isolation des Turcs ? Ce n’est pas avoir peur de la Turquie, mais avoir peur d’augmenter des frottements entre le monde arabo-musulman et occidental. La Turquie est un point de passage éminemment stratégique, dont l’UE ne peut faire l’économie. Elle a beaucoup à apporter à l’UE, et l’UE a beaucoup à lui apporter. Et ce n’est pas en durcissant les positions, ou en légiférant, qu’on améliorera les chances de voir la Turquie infléchir ses positions sur le génocide (ou sur Chypre). La rigidité françaises est aussi bien compris en Turquie que la destruction de vin français aux USA après le discours de Villepin : ça conforte chacun dans ses positions, et évite toute discussion potentiellement intéressante.

    Le génocide arménien ne sera jamais un détail de l’histoire, car ceux qui écrivent l’histoire sont les historiens et non les politiciens. Dans ma logique toutefois, car selon celle qui a prévalu en France, si Le Pen arrivait au pouvoir, qu’est-ce qui l’empêcherait (enfin, en dehors du parlement) d’imposer tous les détails de l’histoire qui lui siéraient ?

  2. emma

    le plus simple c’est de légiférer car il faut comprendre qu’aujourd’hui aucune loi ne peut protéger les Arméniens de France et Français d’origine arménienne. On pourrait penser que la Justice fait son devoir en condamnant les coupables d’agressions de Turcs contre les Arméniens, de profanations, de sites négationnistes, comme d’ailleurs on essaye de le faire à juste titre pour les anti-sémites.
    par exemple: en 2004, Valence: agressions d’un groupe de Turcs contre des Arméniens qui faisaient signer des pétitions pour la reconnaissance du génocide comme préalable à l’entrée de la Turquie dans l’UE. Ils ont été attaqués, certains ont même dû aller à l’hopital, et surtout ils ont été injuriés et menacés avec des phrases comme: « on va tous vous brûler », « nos grands-parents vous ont massacreé, on va finir le travail » etc.
    la police sur le coup n’a pas relevé l’identité des agresseurs, et n’ont pas pris en compte les plaintes des victimes.
    Ce mois-ci, le verdict du procès a été rendu: disepense de peine! à part 1€ symbolique et 100€ de dommages-intérêts. le procureur avait demandé 4 à 6 mois avec sursis (ce qui n’était pas bcp non plus mais qui n’a pas été prononcé!).

    on se demande vers quoi, vers qui se tourner car même la Justice n’est pas capable de rendre… la justice. et c’est ce genre de jugement qui incite la haine raciale et le négationnisme car on peut, sous prétexte de la liberté d’expression, dire n’importe quoi, par provocation, par haine, par racisme, par politique (car c’est le gouvernement turc qui pousse les Turcs d’Europe à combattre l’affirmation de génocide). on est en France, pas en Turquie! on ne peut pas supporter ca sur notre sol.
    faut-il répéter que le négationnisme n’ets pas une opinion, c’est un délit, voir un crime, car ilf ait partie du processus du génocide. il le ârachève. il tue les victimes une 2e fois et renforce les souffrances des descendants. pourquoi les Arméniens n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à une protection contre de tels actes qui transgressent la loi française d’ailleurs puisque la France, en 2001, a reconnu de façon symbolique le génocide arménien.

    quand on dit que la liberté des historiens doit être totale, je suis d’accord, et avec cette loi, elle le sera car elle n’entre pas dans le champ des historiens, si ceux-ci veulent continuer le travail de rechercher sur le génocide de 1915. la loi ne dit pas le nombre de victimes, les lieux exactes, la période exacte, elle ne parle même pas du responsable. elle dit juste qu’il y a eu génocide donc il est interdit de dire le contraire au nom du respect de la dignité humaine et de la mémoire des victimes. elle légifère sur l’histoire mais en en prenant acte. car l’ensemble de la communauté des historiens indépendants a établi la réalité du génocide. malgré ca, il faut supporter entendre et voir sur le territoire français des manifestations anti-arméniennes comme à Lyon, négationnistes, et ultra-nationalites (loups gris) par une organisation créé par Ankara dans ce but de nier la réalité du génocide en France. La Turquie importe son négationnisme ici, en Europe (à Berlin aussi), c’est pour ca que la France est concernée et doit combattre cette propagande. on est encore chez nous, pourquoi avoir peur d ela réaction d ela Turquie? quel rapport? on fait des lois françaises pour les Français. eux, en Turquie, ils font ce qu’ils veulent.

    les Arméniens, et les autres victimes d egénocide d’ailleurs, ont aussi droit à leur loi Gayssot, car ils en ont plus que jamais besoin aujourd’hui. Ecoutez les discours des ministres turcs (1er ministre, affaires étrangères, culture…), vous verrez que la Turquie n’est pas du tout prête à faire cet effort de reconnaissance et de demander pardon. Tout est mis en oeuvre encore aujourd’hui, là-bas, pour nier le génocide, et ca commence dès l’enseignement à l’école puisqu’on y apprend que ce sont les Arméniens qui ont commis un génocide contre les Turcs. L’Arménien est rayée de la carte, les noms arméniens de villes ou de plantes, sont changés, les églises et monuments détruits, fermés, ou transformées. Bref, cette politique-là, ancrée dans les esprits de la population turque depuis leur plus jeune âge, commence à venir en Europe. Quand est-ce qu’on va s’en rendre compte? Quand ce sera trop tard?
    Savez-vous qu’en Turquie, l’année dernière, un avocat français a participé à une conférence négationniste? Je peux vous mettre le lien d’un extrait vidéo: http://www.collectifvan.org/article.php?r=4&id=6448
    Eest-ce que cet avocat (décédé aujorud’hui) a été poursuivi comme on veut le faire contre Faurrisson (qui a lui participé à une conférence négationiste à Téhéran). non. on peut nier en toute impuinité le génocide arménien, on peut avoir des propos anti-arméniens, racistes, en toute impunité. on a besoin d’une défense, si ce n’est pas une loi ca sera par quoi? les armes? un jour, je sens que ca va exploser, comme ca avait explosé dans les années 80.

    Le génocide arménien serait-il un « détail » de l’histoire?

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