Un amour vache pour la jungle bolivienne

La Bolivie est un pays préservé de la mondialisation, ce qui a ses avantages et ses inconvénients. Parmi les avantages, il y a la possibilité d’être l’un des rares à explorer certaines parties du pays. Les touristes, en particulier dans un pays comme la Bolivie, ne s’aventurent pas en dehors des circuits organisés ; c’est une erreur, le sentiment de liberté que l’on éprouve dans certains lieux, pourtant proches des commodités, est unique. Près de Cuevas (situé à 20 kilomètres de Samaipata, département de Santa Cruz, en Bolivie) j’ai découvert un de ces lieux magiques, une propriété privée de Roberto Carlos, un guide de Samaipata. Sa famille possède, ce que je découvre en cours de route de l’histoire, des montagnes et une jungle à la nature intacte, où l’on force son chemin à la machette, à moins que les vaches ne vous aient déjà déblayé un passage.

Mais les histoires sont aussi humaines. Avant de parcourir l’enfer vert, j’ai fait la connaissance d’un couple de charmants jeunes boliviens à Samaipata. Alors que je me restaure dans une gargote avec du poulet, l’aliment principal du Bolivien comme du Péruvien, un certain Jair m’accoste : le courant passe bien, nous sympathisons et nous convenons de nous revoir le lendemain.

La Bolivie, un pays où l’on parle de la famille pour briser la glace

Je croise Jair à nouveau le jour suivant dans le petit village, accompagné par sa belle Yamile, alors que je commence à me renseigner sur les coins à visiter. Nous décidons de nous rendre ensemble examiner le fort Chane, que nous trouvons sans grand intérêt alors que nous trouvons beaucoup d’intérêt à échanger. Nous rions et partageons tant et si bien que nous passons plusieurs heures à échanger sur la place du village après notre retour du fort. Il me confie s’être rendu à Santa Cruz avant de venir à Samaipata pour faire la connaissance de son père. Cela lui a pris des années pour trouver le courage de pardonner l’abandon de son paternel et d’entreprendre des démarches pour le retrouver. C’est grâce à Facebook qu’il a découvert son nom complet, et qu’il est entré en relation avec une amie d’un oncle paternel. Il s’est résolu il y a quelques jours, alors qu’il approche de la trentaine, à faire le trajet jusqu’à Santa Cruz pour faire sa connaissance dans l’espoir de connaître son propre père. Après avoir décliné son identité à cet oncle lors d’une rencontre dont je ne saisi pas le contexte, son oncle l’invite au déjeuner familial dominical traditionnel. Jair y fait la connaissance de son père, par vidéo, qui se trouvait en réalité en Espagne et non en Bolivie. Alors qu’il jouait avec des enfants de la maisonnée, son oncle s’approche et lui tend un téléphone portable : « quelqu’un veut te parler ». A l’autre bout, un père qu’il voit pour la première fois. Lors de la discussion, Jair ne lui reproche rien, et l’écoute pleurer après lui avoir demandé la raison de son abandon.

L’histoire est belle et forte. Simple et humaine. Etonnante car nous nous connaissons à peine. Nous échangeons nos positions sur la religion, car Jair et Yamile sont évangéliques, mais prenant leurs distances avec la pratique et les règles religieuses. Yamile, plus jeune, reste silencieuse. Elle découvre autant que moi qui est Jair, avec qui elle vient de débuter une relation. Il l’a sauvé de la noyade le jour précédant, les eaux d’une rivière se sont transformées en torrent en raison d’une pluie diluvienne. En l’espace de quelques dizaines de minutes, Jair, aux toilettes, ne pouvait plus la rejoindre, empêché par l’ampleur de la montée des eaux. Elle, restée dans la chambre, réveillée par le bruit du torrent, lui crie à distance sa peur. Jair ne savait que faire dans un premier temps, mais se décide à aller chercher une corde qu’il attache à un bout de bois, puis lance ce dernier du côté de Yamile avant de s’immerger dans le fleuve pour la rejoindre tout en se tenant à la corde pour résister au courant. Il fît le même chemin une nouvelle fois pour ramener un petit chien apeuré, me confie-t-il en riant.

Les histoires se prolongent, et nous parlons de religion à nouveau, ou plutôt de spiritualité. Jair semble apprécier ma remarque que les religions nous éloignent de la spiritualité, car la spiritualité est individuelle et la religion universelle et dogmatique. J’avance que les deux thèmes ne font pas le même travail, et même s’opposent l’une à l’autre. Yamile s’anime et me confie combien elle lutte pour sortir du carcan étouffant de sa communauté religieuse, en guerre avec les femmes indépendantes. Pour faire plaisir à ses parents, elle les suit lors des messes. Mais au fond d’elle, elle ne croit pas à l’infériorité de la femme promue par sa paroisse. Elle étudie l’art à l’université, une discipline qui rejette naturellement la religion selon elle. Je n’ose lui dire que le renouveau de l’art en Europe fut religieux.

L’enfer, ce n’est pas les vaches

Mais il est temps pour moi de prendre congé de mes sympathiques amis qui se sont ouverts si facilement. Je veux me coucher tôt, car j’ai décidé dans l’après-midi de suivre la proposition de Roberto Carlos, l’un des rares guides qui reste en activité malgré la pandémie : entrer par les montagnes dans une jungle, l’explorer pendant quelques heures, puis aller voir la vue panoramique de Bella Vista, que je souhaite ardemment admirer. Mais il me prévient : il n’a entrepris ce trajet qu’une seule fois, et ne sait combien de temps nous passeront à nous frayer un chemin à coups de machettes.

Je dors peu, m’agite et me retourne constamment sur mon matelas bon marché, une simple couche de mousse plastique. Mais je me réveille le lendemain étonnamment frais, et rejoins Roberto Carlos pour l’aventure : nous devrons trouver une façon de traverser ce fleuve dont il me parle constamment avec respect et crainte.

Le début de l’exploration se passe sans encombre. Après avoir laissé sa voiture délabrée auprès d’une vieille bolivienne qui, bien qu’ils soient proches parents et que Roberto Carlos ait passé la majeure partie de sa vie dans le coin, ne le reconnaît pas. Nous commençons à marcher, gravissons une colline, et là… le spectacle est à couper le souffle. De toutes parts des montagnes, vertes comme des sauterelles prêtes à bondir. Vierges de présence humaines mais mariées à l’univers, elles se drapent avec les ombres de l’aube, qui soulignent sans pudeur la beauté des courbes précoces. Je tourne à plusieurs reprises sur moi-même, souriant et ébahi par tant de virginité. J’en voudrais 72 rien que pour moi. Je prends quelques photos, et nous nous remettons en route, nous enfonçant et faufilant entre les lignes entremêlées d’angles à 90 degrés dessinées par la nature.

La journée est aussi radieuse que le jour précédent nous avait couverts d’eau. Je suis toutefois humide, et me décide à me découvrir des manches longues alors que j’entre dans la jungle. Tant pis, les moustiques auront un peu ma peau. Je repense à une Européenne rencontré en Colombie, qui me confia se rendre dans des étangs uniquement pour se faire piquer par les insectes ailés, car tous les animaux ont le droit de vivre. « Toi aussi, tu as ce droit », avais-je commenté.

Alors que nous pénétrons dans l’enfer vert, les machettes deviennent nécessaires et nous sortons nos armes de destruction. Roberto Carlos fait la majeure partie du travail, car il connaît le chemin et me demande de le suivre. Il semble ne jamais devoir se fatiguer, et j’ai le loisir de détecter de fins sentiers, qui ont quelque chose d’inhabituels sans que je ne sache pourquoi. Mon guide m’a pourtant assuré que personne n’entrait dans cette jungle, et pour cause, elle lui appartient, me raconte-t-il alors que nous évoluons dans la dense forêt. Je lui propose de suivre ces sentiers pour aller plus vite.

« Très bien, suivons les chemins des vaches ! », me répond Roberto Carlos. Je pense avoir mal compris, et pourtant il s’agit bien de voies ouvertes par des vaches. Les bouses ne mentent pas. Nous marchons et l’aventure se fait plus agréable. Je me divertis de savoir que le répit que nous avons obtenu, nous le devons à des vaches de jungle. Je connaissais les montagnardes, les champêtres, même celles faméliques des déserts africains, mais les vaches de jungle c’est quelque chose de nouveau pour moi. L’animal rendu idiot par la domestication dans le lieu le plus sauvage… « Beaucoup d’entre elles se font tuer par des serpents, ou tombent », juge bon d’ajouter mon guide, semblant lire dans mes pensées. J’ai beau penser que les vaches sont stupides, je dois reconnaître que l’animal a suivit son maître dans tous les recoins de la planète et est beaucoup plus adaptable que je voudrais lui accorder.

Avançant toujours plus loin, nous atteignons la rivière dont le Bolivien m’entretenait. Fine, encore enfant, elle ne demande qu’à grandir. Nous pataugeons et nous éclaboussons en pénétrant dans le filet d’eau : « A partir d’ici, c’est l’aventure, je ne suis venu qu’une fois. Il faut absolument suivre la rivière, comme tu vois, ses bords sont élevés et fermés ».

Roberto Carlos me le répéteras à plusieurs reprises, comme pour faire monter mon adrénaline. Je suis détendu, j’avance, mais l’eau monte au fil de notre progression dans le fleuve. Nous suivons la rivière plutôt que la berge, car les rives sont imprévisibles, elles sont parfois hautes de deux mètres et parfois de quinze. Roberto Carlos ne veut pas marcher sur la terre ferme, il dit que c’est « fermé », à savoir qu’il faut se frayer un chemin à coups de machette. Et surtout il devient difficile de trouver sa route sans la rivière. La jungle est épaisse, personne ne vient ici. Sauf les vaches venues ouvrir un chemin, ai-je dû penser en pouffant.

La route se passe pourtant sans encombre. A l’exception d’une bifurcation que nous devons prendre lorsque nous arrivons à une troisième cascade que nous devrions sauter, mais celle-ci est si haute que sans corde l’expérience pourrait virer au drame. L’imprévu nous oblige à nous réfugier dans la jungle étouffante pour poursuivre le trajet. J’observe à cette occasion combien mon guide est mal à l’aise et craint de se perdre. La seconde bifurcation qui nous éloigne de la rivière est dûe à ma personne : las, je refuse de mouiller plus mes chaussures, trempées jusqu’au cuir. Roberto Carlos me demande si je veux les garder belles pour les exposer, les lèvres pincées. Avec énervement, je lui réponds que je prends soin de mes affaires, et que toute ma maison tient dans un sac-à-dos. Nous ne parlons plus pendant quelques kilomètres, avant d’arriver à une petite cascade, où nous nous alimentons.

Le lieu est enchanteur, mais l’eau est froide. Un rayon de soleil perce la couverture végétale, et nous restons moins de trente minutes. Je ne sens pas de fatigue, malgré les cinq heures de marche.

« On est encore loin ? », je demande à mon compagnon. Il dessine sur le sable jaune des croquis incompréhensibles à géométrie non-euclidienne, et je déduis avec stupéfaction que nous n’avons fait que la moitié du parcours en jungle. Il resterait le mirador de Bella Vista, puis le chemin du retour.

« Nous n’allons jamais pouvoir voir Bella Vista », fais-je au géomètre improvisé. Il me lance un sourire gêné, tente le mensonge « peut-être, si on marche bien ». Il est presque 15 heures, le monde du possible s’est soumis à l’impossible qui commence à prendre ses quartiers dans nos plans.

Nous marchons. Et marchons encore. Roberto Carlos ouvre la jungle à la machette, parfois seulement par principe. Je refuse de massacrer inutilement les plantes, et les évite plus souvent que je ne les coupe. L’Européenne de Colombie me revient à l’esprit. Nous sortons enfin de la jungle à 18 heures, le soleil est bas sur l’horizon, et je commence à fatiguer. Nous sommes pourtant encore à trois vallées de la route, m’explique mon guide. Nous tentons de prendre un sentier peu sûr dans un premier temps, car il ne veut pas suivre celui ouvert par un gringo il y a une dizaine d’années : « des ponts se seraient effondrés ». Mais Roberto Carlos ne trouve pas la route qu’il cherche, et nous sommes condamnés à utiliser la route du gringo qui se faufile entre les vallées, et qui s’avère n’avoir aucun pont. L’aventure et la découverte sont au rendez-vous, bien que je les paye en monnaie de fatigue. C’est toujours ainsi, je crois.

Je profite des dernières lueurs du soleil pour prendre quelques photos, sans vouloir songer à la possiblité de devoir dormir sur les flancs d’une montagne. La nuit doit être froide et humide.

Une heure plus tard, épuisés, nous arrivons à une route, ou plutôt un chemin emprunté de temps à autre. Par des humains cette fois-ci, pas seulement par des vaches. Il est 19h30, nous marchons depuis plus de onze heures, et nous sommes encore à plusieurs kilomètres du véhicule près de la vieille bolivienne à la mémoire défaillante. Nous traversons plusieurs rivières, observons les empreintes de la faune sur le sol, et marchons. Et marchons encore. La fatigue se fait lourde, nous croisons un parent de Roberto Carlos. Ce dernier me voit épuisé, et sans rien dire il me laisse avec congénère pour faire le dernier kilomètre. Il n’arrive qu’une heure plus tard, s’excusant d’avoir eu à s’arrêter à plusieurs reprises : lui aussi ressent la fatigue. Je m’étends dans la voiture tout en le remerciant. Après douze heures de marche, on n’est plus à une heure près.

Je n’ai pas atteint mon objectif de Bella Vista, qui de toute façon était arbitraire. Les bifurcations étaient grandioses et, après tout, le meilleur chemin pour atteindre un but n’est jamais une ligne droite. On n’apprend rien, dans une ligne droite. Et l’on n’apprend rien, si l’on remplit toujours ses objectifs. Avec le temps, même un fils abandonné apprend à pardonner à son père.

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