En effet, mes questionnements portent sur la possibilité de vivre à la fois de la tradition et la modernité, pour autant opposées que les deux puissent être. La croyance religieuse recule à toute allure dans les sociétés européennes, nos idoles s’effondrent. Est-ce le propre de la modernité de douter autant que de consommer ? Pour répondre à ces questions et à bien d’autres, je suis parti vivre dans village du peuple autochtone kogi en Colombie. On m’avait prévenu qu’il s’agissait d’un peuple très fermé, et qu’il serait très difficile d’accès. J’ai persévéré toutefois, je me sentais irrésistiblement attiré par ce peuple qu’on me disait très spirituel, et il me fallut plus d’un mois pour les convaincre de me recevoir dans leurs habitations situées dans les montagnes. Les réflexions présentées ci-dessous sont le fruit de quelques jours passés dans l’un de leur village, nommé Dumingueka, et de nombreuses visites dans une maison indigène de Santa Marta.
Une brève présentation de ce peuple de 25’000 âmes s’impose, car on ne peut comprendre sa lutte contre les méfaits de la modernité sans connaître son histoire et sa cosmogonie. Dans les montagnes de la Sierra Nevada de Santa Marta, dans le nord Colombie, quatre peuples aux coutumes quasi-identiques, mais aux langues différentes, préservent ce qu’ils estiment « le cœur du monde ». Les Kogis, les Wi-was, les Arhuacos et les Kankuamos ont vraisemblablement formé un seul peuple unis par une seule langue au temps pré-coloniaux, mais ils ont progressivement changé face à la modernité, aux maladies, aux fusils et aux missionnaires amenés dans les soutes des galions espagnols.
Des quatre peuples, les Kankuamos ont presque disparu aujourd’hui en s’assimilant à la colombienne. Les Wi-was et les Arhuacos bataillent dur contre la modernité, tout en l’incorporant dans leurs manières de vivre. Certains Arhuacos se plaignent d’avoir eu à jouer le rôle de défenseurs et protecteurs des quatre peuples, en particulier pour le compte des Kogis qui, à l’arrivée des Conquistadors en quête d’or, se sont réfugiés dans les hauteurs de la Sierra Nevada pour s’isoler du monde pour poursuivre autant que possible une vie paisible. La population aruhaca a fait face à l’envahisseur, et est restée au contact des nouveaux arrivants et leur modernité tout en protégeant de son mieux la Sierra Nevada, ses habitants, et la « línea negra » (la ligne noire), une zone côtière bordant la Sierra Nevada qui est sacrée pour les quatre peuples : c’est l’une des artères où coule le sang de la Terre Mère, notre planète étant un organisme vivant et féminin, qui donne naissance aux arbres (masculins) et à tous les animaux sur sa surface. Couper cette artère reviendrait à mettre à mort notre mère nourricière, et nous-même par la même occasion. Malgré l’importance spirituelle de la ligne noire, qui contient quantité de sites sacrés garants de l’équilibre du monde, les Kogis ont fui dans les montagnes aux forêts humides. Ce qui leur a permis de conserver leurs traditions presque intactes, contrairement aux autres peuples restés en basse altitude, qui se sont mélangé à l’envahisseur.
La modernité brutale s’impose aux Kogis
A la fin des années 2000, ils co-réalisent avec Alan Ereira un nouveau documentaire, Aluna (conscience en langue kogi), pour rappeler aux « petits frères » que l’urgence est toujours là. Ils ne semblent pas avoir compris le premier avertissement, car la situation écologique s’est dramatiquement dégradée. A fins d’illustration, ils présentent les dommages effectués à la ligne noire, où les marais se sont asséchés et les sites sacrés ont été remplacés par des industries. La modernité écrase de tout son poids les Kogis, elle avale leurs traditions sans état d’âme.
La communion des Kogis avec la nature et les heurts avec la modernité
Le manque de familiarité avec ces objets issus de la modernité contribue à dégrader leur environnement immédiat. Ils découvrent à peine que les boîtes en aluminium ou les objets en plastique ne sont pas biodégradables. Ils les jettent dans la forêt après consommation, pensant qu’ils disparaitront comme leurs déchets habituels. C’est donc avec étonnement qu’ils constatent que ni les porcs, ni les vers, ni les fourmis ne s’alimentent des résidus venant du monde des « petits frères ».
Pourquoi utiliser alors tous ces objets non-recyclables, dont ils ne comprennent pas entièrement les conséquences ? Les Kogis, comme d’autres peuples autochtones m’en ont fait la remarque avant eux, répondent qu’il s’agit d’apprendre à utiliser les outils des « petits frères » afin de mieux se défendre. Ils apprennent les langues de l’extérieur et s’exposent à l’industrie de masse afin de mieux se protéger et protéger la Sierra Nevada. Les Kogis vont avoir recourt à la divination des Mamas avant de décider si un objet peut être importé au village, ou si un villageois peut apprendre un métier ou une langue. C’est la nature elle-même, par l’intermédiaire des chamans, qui détermine ce qui est acceptable ou inacceptable.
Peut-on vivre avec la modernité sans hypocrisie ?
Pourtant, l’Occident n’est pas un bloc monolithique univoque dans le temps. Il s’agit d’un projet qui constamment a su évoluer, se nourrissant au savoir d’autres cultures. Les exemples sont légion, mais prenons la Renaissance : elle est le fruit de la redécouverte d’un savoir ancien, inintelligible pour les contemporains car écrit en grec ancien. Heureusement, cette connaissance avait été savamment préservée par les lettrés musulmans, dépositaires d’un savoir antique et permirent à l’Europe de progresser et modifier sa vision du monde. Les chocs culturels peuvent produire des avancés, aussi bien en Occident que dans la Sierra Nevada colombienne, même s’ils ne sont pas immédiatement perceptibles. J’en déduis que les Kogis peuvent être en quête de leur propre voie (vivre avec la modernité), et qu’ils pourraient également s’avérer être les dépositaires d’une connaissance perdue, nécessaire à l’Occident. Gardons-nous de juger, et laissons-nous surprendre.
Se restreindre pour soi et pour le bien commun
Aventurons-nous donc au-delà des apparences. Les Kogis utilisent des objets issus de la consommation de la Terre. Mais cette consommation n’est pas intrinsèquement nuisible : c’est l’échelle de sa consommation qui la rend insoutenable. Une population de 25’000 âmes vaguement reliée à la société de consommation ne comprend pas l’échelle industrielle qui est la nôtre, ni les conséquences pour rendre accessible tout produit, à tout le monde, en tout temps. Ainsi, je jette un second coup d’œil aux déchets non-biodégradables dans les villages kogis : voilà des années qu’ils amènent dans leurs villages ces produits de l’extérieur, et la quantité reste très limitée, vraisemblablement répondant à des besoins occasionnels. Je réfléchis à la simplicité extrême dans laquelle vivent les Kogis, avec des huttes contenant le strict minimum. Pourtant, ils ont quelques moyens financiers, puisqu’ils rachètent régulièrement des terres. Ils dirigent la majeure partie des dépenses sur les besoins communautaires et environnementaux. Ils suivent leurs envies individuelles, mais elles servent le groupe. Une longue discussion avec la première femme universitaire kogi m’en convainc : cette dernière a toujours voulu suivre la piste du savoir, s’est battue pour terminer l’université (études de dentiste), mais elle se révèle être une farouche défenseuse des traditions kogis. Elle revient régulièrement dans son village partager le quotidien de sa communauté. Tout ce qui vient de l’extérieur n’est pas condamnable – ou plutôt, n’est plus condamné. C’est une question d’équilibre, de proportions, de conscience dans ce que l’on fait. Et si l’on commet des erreurs, on les corrige, sans en avoir honte, pour le bien de la communauté et le sien. On apprend l’espagnol et cesse de jeter les matériaux non-périssables. L’harmonie naturelle pour les Kogis requiert de se limiter pour l’environnement, pas de ne rien faire.
L’auto-restriction et le bien commun environnemental sont des concepts universellement partagés. Mais à mesure que nous nous sommes engouffrés dans nos cités, nous nous sommes coupés de nos habitats historiques et en sommes venus à trouver la frustration inacceptable car les villes nous fournissent tant de choses dont nous rêvions. En d’autres termes, le bien commun environnemental a perdu tout son sens : nous ne percevons plus la nature, nous ne sommes en contact qu’avec un pâle reflet de celle-ci. Les Kogis la contemplent, même s’ils utilisent des téléphones portables. Ils la respectent, même s’ils utilisent des outils issus de sa consommation. Ils ne croient pas pour autant en la pureté de l’humain, tout est une question d’équilibre, de conscience et de rectification des erreurs commises. Ils sont, selon mes termes, des adultes responsables. En réduisant la nature de sujet à objet dans sa quête de la connaissance et d’appropriation, le projet occidental semble avoir oublié comment s’abandonner à la contemplation, cette capacité poétique primale de s’enthousiasmer face à la nature.
Bjr mon frère. Ravi de découvrir tout le beau boulot que tu abats depuis le cœur du monde.
Ton article m a permis cerner la problématique, d amorcer des réflexions allant dans le sens de la préservation de la tradition et des cultures des peuples autochtones, de dresser un mini parallèle avec nos réalités ici sous les tropiques et relever le nécessaire équilibre de vue a avoir pour changer positivement la donne.
Courage pour ta bravoure et ton audace.
Prisca depuis le Togo
Merci ma soeur. On a tous à apprendre les uns des autres.
On est ensemble!