La ligne rouge – les nouveaux territoires de la guerre démocratique et culturelle

Il est primordial, en démocratie, de débattre. L’essence de nos sociétés est de résoudre par l’argument nos désaccords et, lorsque cela reste insuffisant, on a recours à l’arbitre judiciaire. Mais tout ceci ne fonctionne que si l’État de droit, à savoir la primauté de la légalité et du processus légal, est accepté par tous. L’extrême droite ne l’accepte pas : l’exécutif doit pouvoir prendre ses largesses. Si l’on veut expulser hors de toute légalité des citoyens, les juges doivent se plier, comme on l’a vu encore récemment. Le mythe de l’homme providentiel, de la virilité de la société, la pureté blanche, sont de retour. En d’autres termes, le patriarcat fait son grand retour.

Nos démocraties sont des colosses aux pieds d’argiles : elles ne tiennent tant que tous les partis politiques reconnaissent la primauté de la constitution. Depuis la IIe Guerre Mondiale, les partis qui refusaient cette règle étaient ostracisés. Depuis la catastrophe mondiale, les citoyens étaient invités à continuer à s’empoigner, mais dans le cadre constitutionnel. La ligne rouge naturelle d’une démocratie, celles qui n’est pas négociable, a toujours été l’État de droit : on ne peut voter pour promouvoir une discrimination à l’égard d’une minorité, ou soumettre le pouvoir judiciaire à l’exécutif, par exemple. Ce garde-fou imposé en raison de la méfiance que l’on peut avoir pour la « sagesse populaire », qui a échoué à prévenir la prise du pouvoir par des leaders fascistes.

ligne rouge séparant urne de vote et casque militaire

Les nouvelles lignes rouges de la gauche et la droite

Cette ligne rouge été traversée quelques fois (Maccarthysme par exemple), mais le retour se faisait rapidement et les dégâts étaient très vite réparés. Mais en raison de deux erreurs, les tabous d’hier ont été durablement effacés : la première repose sur le refus des partis de gauche de discuter de leurs valeurs. Le politiquement correct, né dans les années 90, a culminé avec la question transgenre dans les années 2020 : refusez de dire d’un homme qu’il est une femme, et vous voilà transphobe. Un tel rejet du processus démocratique ne pouvait que crisper les conservateurs sommés de se soumettre, ou être déclarés fascistes. La gauche s’est antagonisé une partie de la société, qui refusait de dire ce que leurs yeux voyaient, et qui en raison de cela étaient ostracisée. A défaut de mieux, il faudrait l’appeler la ligne rouge post-occidentale, où vivent pêle-mêle toute une séries de valeurs liées au féminisme et anti-racisme, un melting-pot d’idéologies qui cohabitent et ont en commun de vouloir se soustraire au débat public. Le multi-culturalisme est ainsi imposé dans un tautologie performative : le bien ne se débat pas et doit être accepté sans mot dire – sous peine d’être un rétrograde.

La seconde, c’est la perméabilité de la droite aux idéaux d’extrême droite, qui s’est faite dévorer à force de valider les thèses radicales. Le phénomène est mondiales, les droites libérales ou conservatrices n’existent presque plus dans les démocraties occidentales, en dehors des pays nordiques. L’extrême droite a gagné le combat culturel contre la droite, car la cette dernière a validé la ligne rouge posée par l’extrême droite : la protection culturelle et ethnique de l’Occident. Les droites qui, jusque-là, étaient universalistes, en faveurs du libre-marché, ont débuté une mue après les 90 glorieuses, qui devaient les conduire à être avalé par les partis qui professaient depuis des décennies le déclin de l’Occident. Cette idée de déclin, fortement enracinée dans tout mouvement fasciste depuis le début du XXe siècle, a été légitimée par les droites démocratiques, jusqu’à ce que la population préfère l’original à la copie, et se détourne de la droite vers l’extrême droite.

Pour résumer, la gauche refuse de débattre si un trans femme est une femme ou non, ou si les homosexuels ont droit au mariage ou non : refuser l’opinion de la gauche serait anti-démocratique. La droite, elle, refuse de débattre si le métissage est une chance pour les communautés occidentales, elles doivent être dirigés par des blancs non-musulmans, et si possible des hommes – bien que les femmes puissent diriger, pour autant qu’elles reproduisent les clichés de la séparation de sexe/genre.

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Disparition ou retour du patriarcat ?

En réalité, ces deux lignes rouges sont deux manières différentes de voir le même phénomène : l’homme blanc hétérosexuel conquérant perdant son pouvoir. A gauche, cela fait précisément partie du projet, consistant à redistribuer les cartes universellement pour donner les mêmes chances à tout le monde et l’égalité à tous. La droite d’origine, pour des raisons différentes (les idéaux libéraux de pacification grâce à l’enrichissement de tous), a participé à cela, tant qu’elle avait voix au chapitre. Mais depuis que l’extrême droite a avalé ses concurrents à droite, la compréhension de ce combat culturel passe par la croyance que les cultures et gènes occidentaux sont supérieurs, et que dans la lute de préservation, le métissage mènera au « grand remplacement ». Les thèses les plus extrêmes, moquées il y a 10 ans, font désormais partie du débat public, formant le cadre des discussions. Tout ce qui réside en deçà de cette ligne n’est donc plus débattu. Par exemple, l’extrême droite tient pour acquis que la seule solution de se sauver est de stopper l’immigration, voire « la remigration » (l’expulsion massive des immigrées). Il est évident pour l’extrême-droite que le multi-culturalisme est un échec, et le retour au monde rassurant et connu de la domination de l’homme blanc est une évidence.

La démocratie occidentale fait le pari que presque tout peut se débattre. Les limites à la liberté d’expression varient selon les pays, mais pendant décennies, la ligne rouge voulait qu’on ne discute pas de l’Etat de droit : un parti politique ne pouvait promouvoir les mêmes erreurs qui ont menèrent à la IIe Guerre Mondiale, il était ostracisé. Toutefois, pas à pas, au fil des vingt dernières années, l’Etat de droit devenait sujet à débat et, avant même l’élection de Trump, l’on pouvait prévoir la chute du modèle libéral. Son élection n’a fait qu’accélérer les forces profondes à l’oeuvre : le choix de société mondiale de demain, multi-culturelle ou pas.

Gagner le conflit de lignes rouges

Puisque la ligne rouge démocratique a été déplacée par les familles politiques, il ne servirait à rien de mener la guerre idéologique sur l’État de droit directement. Il est important de rappeler celui-ci et les raisons de son existence lorsque l’occasion est donnée (incarcération de Nicolas Sarkozy), mais les attentes du public d’extrême droite ne sont plus là. La guerre culturelle est menée sur le rôle de l’homme blanc hétérosexuel[1], et c’est sur ce sujet que la gauche doit combattre l’extrême droite.

En démocratie, l’existence même d’une ligne rouge est contradictoire, puisque tout sujet politique devrait pouvoir se débattre. C’est ainsi que les groupes d’extrêmes droite sont montés ces vingt dernières années, car ils ne pouvaient être dissous tant qu’ils ne disaient rien d’illégal. Et comme on le voit aux Etats-Unis, une fois que l’extrême droite est au pouvoir, elle change les lois pour criminaliser ses opposants. Il est donc nécessaire de l’empêcher à tout prix d’obtenir les clés du pouvoir. Pour cela, il faut combattre pour les lignes rouges.

Une ligne rouge est un étendard qui galvanise ses défenseurs. Elle peut être décrite théoriquement, mais en politique, il vaut mieux utiliser ses symboles simples, des termes facile à retenir et répéter pour mobiliser. Ici, nous parlerons de « démocrates » plutôt que de la « gauche », car il existe malgré la situation dramatique des centristes ou des libéraux voulant défendre la démocratie face à l’extrême droite.

  • Une ligne rouge est floue, il faut donc la rendre concrète. Parler du pouvoir d’achat perdu par les classes moyennes aux Etats-Unis parle bien plus que de la destruction de séparation des pouvoirs.
  • Elle doit être présentée comme étant en danger, mais pouvant être sauvée. Cela permet d’augmenter la mobilisation des démocrates.
  • On peut présenter, a contrario, la cause de l’extrême droite comme perdue d’avance. Cela permet de diminuer l’engagement de l’extrême droite.
  • Ridiculiser les positions de l’extrême droite. On ne fait pas partie d’un mouvement ridiculisé par tous. C’est parce que l’extrême droite n’est presque plus ridiculisée qu’elle a été normalisée. Les Démocrates US ont utilisé avec (insuffisante) efficacité le terme de « Weird » pour décrire les Républicains, avec une réussite diabolique.
  • Retourner systématiquement les lignes rouges pour ajouter de la confusion. Comment définir ethnie dans un pays composé de nombreuses ethnies au fil de l’histoire ? Nationalistes, mais l’Union européenne est acceptée ? Mettre en lumière toutes les contradictions idéologiques et, si possible, les moquer.
  • Ne jamais reculer, ne jamais admettre avoir tort. Il faut véhiculer la certitude. Ce n’est pas un débat d’intellectuel mais idéologique; des questionnements peuvent avoir lieu au sein des démocrates, mais pas lors de leurs échanges l’extrême droite. Les lignes rouges démocratiques ont des failles, c’est certain, mais il ne faut jamais l’admettre. Il s’agit d’un combat à mort, pas d’une thèse universitaire.
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Concrètement, prenons le cas du néo-fasciste français Pierre Gentillet qui, le 25 octobre 2025, était au coeur d’un débat en France sur le rôle de l’idéologie politique dans l’enseignement supérieur. M. Gentillet, enseignant à la Sorbonne, mais aussi homme politique formé par l’agent d’influence russe Thierry Mariani, a créé le « cercle Pouchkine » et est intervenu durant des années sur les médias Sputnik et RT (inféodés au Kremlin). Il a également déclaré que le pouvoir judiciaire devait se soumettre au pouvoir politique. Sur la polémique lancée de savoir s’il devait pouvoir enseigner, son université Paris 1 Panthéon a tranché : « L’université rappelle que chacun a droit au respect de sa liberté de conscience et de sa liberté d’opinion. Nul n’en sera jamais exclu du fait de ses convictions personnelles tant que le droit et la neutralité du service public sont respectés. »

Prenons les choses dans l’ordre. Gentillet est un inspirateur de mouvements d’extrême droite russophile en France : jeune, formé et intelligent, brillant débatteur, il est de cette nouvelle génération identitaire que nos sociétés démocratiques vont devoir affronter. Il n’est pas en faveur de violence brutale, il accepte formellement la démocratie. Mais, comme pour tous les néo-fascistes, il rejette l’Etat de droit, le Conseil constitutionnel dans son cas. Et il est proche de nos ennemis russes, qui nous mènent une guerre hybride depuis 2016.

Gentillet doit être combattu sans état d’âme. La mauvaise foi doit nous guider. Est-ce que l’université devrait inclure des enseignants d’extrême droite ? La liberté de l’Université devrait le permettre. Mais les démocrates ne peuvent se le permettre; car s’ils le font, des cadres d’extrême droite sont formés à comment détruire la démocratie. Nous neutralisons également le danger de l’idéologie d’extrême droite, la rendant acceptable puisque quelqu’un s’en réclamant pourrait ensigner. Mais rien ne doit être concédé à Gentillet, il s’agit ici d’une ligne rouge : il est impossible de traiter un homme qui a pour projet de soutenir les ennemis des démocraties (les Russes) et de soumettre la démocratie (le judiciaire au politique) comme n’importe quelle personne. Les démocrates ont oublié que la démocratie a besoin parfois de force pour être protégée. Cette force ne prend pas que la forme militaire; elle prend également la forme de violence rhétorique, de mauvaise foi (ne jamais concéder à son adversaire le moindre point), tout cela pour éviter qu’elle ne se transforme en violence physique. Durant deux décennies, les démocraties ont accepté que des Pierre Gentillet soient normalisés; il est temps de dire stop.

La ligne rouge dit « stop », vous allez trop loin, il est temps de reculer. La ligne rouge n’est pas légale, elle est populaire. Cette démarcation, que la démocratie a tant hésité à tracer, doit être utilisée aujourd’hui sans hésiter. Il en va de la survie de nos démocraties, dont l’idéologie centrale, le libéralisme, s’effondre.

Occupons l’espace. Etablissons des lignes rouges, et tenons-nous y.

Références

  1. Il y aurait lieu de faire des recherches scientifiques sur la perte de structures familiales, intellectuelles et philosophiques, car la faillite de la focalisation de la politique sur l’économie ces 20 dernières années a laissé les jeunes sans repères, qui cherchent donc des modèles pour apprendre à donner du sens à leur existence.[]
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