(cet article a été publié dans heidi.news le 14 juin 2021)
La pandémie de Covid-19 ne se limite pas à nous retirer le présent, elle cause également la ruine du passé. La civilisation de Caral (3000-1800 av. J.-C.) du Pérou est la plus ancienne civilisation découverte aux Amériques. Elle est contemporaine de l’Egypte et la Mésopotamie antiques et serait, à en croire selon la docteure Ruth Shady Soli, l’origine de la civilisation andine. Enregistrée comme patrimoine de l’humanité auprès de l’UNESCO en 2009, « Caral est aujourd’hui en danger en raison des effets politiques et sociaux de la Covid-19 », alerte la directrice des sites archéologiques de la vallée de Supe.
La pandémie de toutes les opportunités
Son équipe affronte quotidiennement la violence des usurpateurs terriens . L’un des collaborateurs de Caral a effectué un séjour à l’hôpital après une virulente attaque physique. « L’appât du gain est l’unique motivation de la famille qui s’accapare illégalement les terres de l’État pour les revendre. Un hectare dans la région atteignait 6’000 dollars il y a quelques années ; aujourd’hui, on en tire près de 38’000 dollars ! », explique l’archéologue.
Menacée elle-même de mort au grand jour par la famille faisant régner la terreur dans la région, Ruth Shady a demandé l’intervention de la police : « Ce conflit n’est pas nouveau. En 2017 déjà, nous obtenions que la Cour Suprême péruvienne ordonne l’évacuation des usurpateurs. Les choses semblaient se calmer, bien que les autorités aient rechigné à exécuter la décision judiciaire. Nous avons pu continuer les fouilles et accueillir les visiteurs. Or, depuis le début de la pandémie, l’empiétement illégal sur les terres du site archéologique s’est accéléré. Le gouvernement ne se préoccupe plus de la protection des sites archéologique dont il a la charge », déplore la directrice. Le Pérou est l’un des pays qui comptabilise le plus haut taux de mortalité dû à la Covid-19.
Pourquoi Caral est unique
Caral est devenu rapidement le site auquel tout archéologue ou même scientifique cherche à être associé. La concurrence peut pousser des scientifiques à franchir les barrières éthiques, comme le retrace la docteure : « Un archéologue allemand, Peter Fuchs, travaillant à Sechin Bajo (nda : autre site archéologique péruvien) a prétendu avoir obtenu des datations au carbone 14 plus anciennes que celles de Caral. Je me suis rendue sur place et je n’ai pas été convaincue par ses affirmations. Après lui avoir confié mes doutes, il a craqué et reconnu qu’il cherchait à obtenir des financements coûte que coûte », regrette la directrice.
Une civilisation de paix qui a inspiré et inspire encore
L’une des caractéristique architecturale les plus étonnantes de Caral tient à son absence de murailles pouvant la protéger d’éventuels envahisseurs. Plus stupéfiant encore, aucune arme n’a été retrouvée le site : « Caral donne l’impression d’avoir été une société théocratique et pacifique », indique la Péruvienne, « mais il nous reste bien des zones d’ombre à éclaircir. Seuls 40 corps ont été retrouvés par exemple, et encore, ce n’était que des fragments de squelettes ». Sur les 1200 années d’occupation du site, on pourrait s’attendre à un chiffre nettement plus conséquent. « Je pense que les corps sont dans les montagnes, probablement abrités dans des nécropoles », estime l’archéologue.
La civilisation de Caral recouvrait au moins 25 centres administratifs et religieux répartis dans la vallée de Supe et interconnectés : « Nous effectuons des recherches sur 11 sites au total, dont les centres urbains d’Áspero et de Vichama. Dans ce dernier, des fouilles récentes ont mis à jour des reliefs décrivant un changement : je pense qu’il s’agit d’un changement climatique, qui a été fatal à la civilisation de Caral. Des données climatologiques similaires recueillies en Mésopotamie suggèrent qu’un changement climatique mondial a eu lieu il y a 3’500 à 4’000 ans », avance l’archéologue.
Le site archéologique est source de curiosités pour toutes les disciplines. Ainsi, des ingénieurs japonnais ont analysé puis copié les techniques de construction anti-sismique des anciens pour des bâtiment modernes. Un physicien étasunien s’est enthousiasmé pour des réceptacles de brasiers coiffant des autels, dont l’efficacité thermique suggère une compréhension de la mécanique des fluides pourtant inconnue à l’époque. La docteure Shady quant à elle vise à réhabiliter des semences de coton trouvés dans des vases et dotés de caractéristiques les rendant particulièrement adaptés à la sécheresse des vallées désertiques. « J’ai montré des spécimens du coton produit à Supe à des industriels du textile lors de la COP 20. Ils étaient subjugués, et voulaient savoir si le Pérou pourrait exporter en masse du coton. J’ai douché leurs espoirs, leur expliquant que mon pays n’en produisait presque plus, que je ne possédais qu’un petit échantillon ». Toutefois, cette marque d’intérêt a décidé l’archéologue à fournir des graines antiques aux villageois de Supe pour qu’ils cultivent des cotonniers. Elle argue que si les anciens ont pu en faire un troc durant 1200 ans, c’est que la plante est en symbiose avec son environnement.
Un passé au péril au présent
En raison de la pandémie qui sévit toujours au Pérou et de l’avidité de quelques uns, l’humanité risque de perdre des richesses qui sont parvenues à traverser cinq millénaires.