Se découvrir raciste après avoir été au service des droits humains

Après 18 mois passés dans 5 pays très différents d’Afrique subsaharienne (Kenya, Ethiopie, Cameroun, Côte d’Ivoire, Togo), il ne m’est plus possible de me voiler la face: je suis raciste. Ce constat horifiant est à la mesure de ma surprise. Soyons honnêtes, après 10 ans à oeuvrer à l’amélioriation des droits humains universels depuis sa capitale, Genève, avec des missions et collaborations régulières avec la société civile, les institutions et les gouvernements du monde entier, ce type de révélation détonne et étonne. J’ai longtemps combattu le racisme, mais j’ai réalisé que moi-même j’étais atteint de cette pathologie. Voici mon bref témoignage personel; puisse-t-il ouvrir les yeux à ceux atteint de mon mal, et faire comprendre aux autres que l’ennemi le plus dangereux souvent se tapit dans l’ombre, sans avoir besoin d’arborer les atours ostentatoires de la folie.

Combattre le racisme d’autrui

Une ligne rouge se dégage de mes activités professionnelles : servir et aider. J’ai passé cette dernière décennie à soutenir des collègues des quatre coins du monde luttant pour une plus grande égalité entre les peuples et au sein des peuples. A élaborer des stratégies pour contrecarrer l’égoïsme, le populisme, la peur. Mon plaisir, je le trouvais en découvrant de nouvelles cultures et idées auxquelles je devais m’adapter ou que je devais parfois combattre. Des centaines de personnes avec leurs propres histoires, tels ces Pygmées rwandais qui subissent le mépris inouï de leurs dirigeants, des Mongols qui souhaitent s’émanciper du conflit de classe, des Vénézueliens voyageant avec des sacs remplis de médicaments car il n’y en a plus chez eux, sans oublier ces fiers Arméniens écrasés entre les intérêts divergeants occidentaux et russes, mais qui refusent de plier. J’ai voyagé, expérimenté, pour mon propre plaisir et pour « la cause ». J’ai connu des réussites et des échecs. Puis j’ai souhaité vivre dans le continent vers lequel mon inconscient me poussait sans cesse, aussi bien dans le cadre professionnel que de mes loisirs : l’Afrique et ses routes uniques faites de terre rouge, poussiéreuses et zigzagantes, sèches ou humides, promesses d’un inconnu ennivrant. Vivre avec des Noirs africains et partager leur quotidien, échanger avec des cultures qui pourraient me renvoyer une image différente de moi-même.

On le comprend, je n’ai pas le profil du raciste classique hurlant à l’expulsion des étrangers ou se réclamant héritier de l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau. Je suis en réalité un raciste post-moderne, celui qui a des amis noirs et confirme ainsi son attachement au multiculturalisme, entend mais n’écoute pas la différence, voyage à grande vitesse sans que son regard ne puisse s’attarder sur la singularité. Ceci est fondamental : je prétends comprendre l’autre, mais en réalité je ne fais que me saisir des éléments familiers du discours de l’autre, parsemé ça et là dans l’échange. Je ne retiens que ce qui me conforte dans mes propres préjugés. Parfois, poussé par la curiosité, je vais me forcer à insister sur certains points que visiblement je n’ai pas compris; mais je ne vais écouter que d’une oreille distraite la réponse qui ne conforte pas les clichés que je me suis pernicieusement construits. On prend un raccourci une fois, et la trace indélébile laissé par cette faiblesse vous poussera à revenir encore et encore vers ce chemin tenu, jusqu’à ce qu’il se transforme en autoroute. Et là, il est presque trop tard. Il devient nécessaire de faire venir les bulldozers pour tout démolir et reconstruire une autre route.

Combattre mon racisme

Ces raccourcis, on peut trouver bien des raisons pour les emprunter. Ils sont immanquablement très personnels, et chez moi ils ont certainement pris forme en raison de mon approche analytique. On découpe le sujet, on le catégorise au moyen d’une étiquette, puis on en tire une conclusion généralisante. Tel Max Weber, le fondateur de la sociologie, qui m’a appris à voir les protestants et leur éthique comme des promoteurs du capitalisme. Pourquoi, dès lors, serait-il absurde de croire que les Noirs ne se développent pas parce qu’ils sont paresseux ? Est-ce que leurs religions animistes ou compréhensions imparfaites des monothéismes n’en ferait pas des candidats à une théorie expliquant qu’ils seraient incompatibles avec une croissance économique ?

Cet amalgame est inconscient, et avant de plonger dans l’abîme pour découvrir l’enracinement profond du mal dont j’étais atteint, je n’aurais pu le croire. J’ai combattu le racisme sous toutes ces formes, et j’ai perdu des amis de lutte qui ont payé le prix ultime pour nos combats. J’ai été dévasté par ces pertes. Mais comme j’allais le comprendre au cours de mon épopée de l’ouest à l’est en passant par le centre de l’Afrique, je voyais ces camarades de lutte comme des êtres réels et palpables, ils n’étaient pas une simple donnée sociologique. Je voyais en eux l’humain par-delà la couleur. Je me croyais donc bien naturelement immunisé contre tous type de racisme.

Ainsi, durant mon séjour de 18 mois, je me suis senti offusqué par ces Blancs qui répétaient que les Africains étaient paresseux, incapables d’apprendre. De faire du travail de qualité. De gérer de l’argent. Ces cohortes d’expatriés, accueillies par la bienveillance et la curiosité africaine, auraient gagné en honnêteté s’ils avaient porté un casque blanc colonial. Parfois j’ai manifesté ma désapprobation, mais souvent j’ai gardé le silence, ne voyant pas en quoi ma révolte allait pouvoir changer leur perception. Je les plaignais, leur voyage était bien différent du mien

Et pourtant, les frustrations filles du choc culturel m’ont rattrapées. Je suis entré de bon matin dans une administration, pour constater que la moitié des employés du bureau était affalée sur leur bureau, occupée à dormir. J’ai dû répéter un nombre effrayant de fois à mes subordonnés certaines instructions, car elles n’étaient jamais saisies au vol. Deux comptables, dans deux pays différents d’Afrique de l’est, ont fuit en prenant la caisse de mon ONG. Je fatigue, je baisse la garde, et fait tomber le masque : paresseux, imprécis, et voleurs sont les Africains. Je le crie, je le pense, le racisme explose en moi et prend corps, la fièvre haineuse consomme mes protections superficielles et je découvre le monstre qui se terre derrière mon humanisme et ma bienveillance supposée. Ce n’est peut-être pas l’homme que je veux être, mais c’est malgré tout celui que je suis.

Mon racisme est imperméable à la raison

Alors voilà, on pourrait arguer sur l’éducation misérable à laquelle on a accès en Afrique noire, sur la différence avérée des besoins et des nécessités africaines, ou quantité d’observations et réflexions valables. Mais mon mal est irrationnel, et ce n’est pas un baume composé d’arguments raisonnés qui pourrait le soigner. Il faut viser une modification drastique de ma perception : chercher le rapport humain et non pas scientifique. Il n’y a que de cette manière que je pourrai voir le voleur avant de voir l’Africain, le parresseux avant de voir le Noir. Voir l’individu dans sa singularité plutôt que dans sa couleur de peau. Lorsque j’entre dans une administration occidentale et que je suis submergé par l’incompétence de ses fonctionnaires, je ne vois pas des Blancs, mais uniquement des incompétents. Lorsqu’un bâtiment s’effondre en Europe, malgré les moyens conséquents mis en oeuvre, je n’ai pas le réflexe de me plaindre que le bâtiment était construit par des Blancs, « une fois encore ». Mais seulement par des incapables. Le racisme est vicieux car il donne une couleur aux défauts et se refuse à colorer les qualités. Pour s’en débarasser, le refus de la généralité doit être total et le regard doit porter sur l’immédiat et l’individu.

Il serait par conséquent maladroit de conclure sur une généralisation, car c’est la généralisation consubstancielle à ma formation intellectuelle qui a engendré ces dégâts. Un formation qui dit « les couleurs sont une vue de l’esprit », mais qui dans la foulée cherche à classifier les individus selon leurs couleurs, religions, ethnies, ou que sais-je. Pour pouvoir aménager le territoire. En vue d’offrir une visibilité à une communauté discriminée. Par souci d’efficacité et d’organisation scientifique de la société, on réduit un être humain à quelques unes de ses caractéristiques externes. On lui ôte sa singularité. Et je n’ai pas été suffisamment fort pour résister à cette réduction du monde.

Heureusement, je dispose de 7,5 milliards d’opportunitées de mettre à bas ces quelques constructions intellectuelles qui m’empoisonnent l’esprit. Après tout, ces constructions ne sont pas si éloignées, dans leur logos, de la folie de Gobineau. On peut donc en guérir. Toutefois, il faut avoir le courage de sortir de son havre de réconfort où l’on professe doctement l’amour du prochain sans réellement avoir eu à affronter ses propres démons. Ils sont là. Ils existent. Je ne le nierai plus.

 

 

Cet article a 3 commentaires

  1. Daniel

    Article très intéressant, je l’ai partagé avec ma communauté 🙂

    1. Anonyme

      Super intéressant????????????
      Nous même Africains qui vivons en France depuis plusieurs années commençons à avoir ses mécanismes… on doit tous rééduqué notre mentalité.

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