Le chant pour celui qui désire vivre

Qu’est-ce qui rassemble le phoque, l’ours et le loup ? Tous les trois vivent dans les parties nordiques de notre planète, et tous les trois sont les seuls moyens de subsistance des Inuits, peuple présenté dans la trilogie de Jorn Riel, « le chant pour celui qui désire vivre ». Trois épisodes que 500 ans séparent chacun, partant des confins des premières migrations inuits vers le Groenland, jusqu’à notre époque mystèrophobe. Un peu à la manière du monde de Corto Maltese, d’Hugo Pratt, la modernité avec son savoir arrogant a enterré les légendes, les peurs et les exploits d’hommes dont le courage n’avait d’égal que leur goût pour la liberté. La liberté, c’est ce que ce chantent sans faiblir les Inuits depuis des générations, et que nous conte Jorn Riel, explorateur de temps à jamais révolus. A travers « Heq », « Arluk » et « Soré », il explore les mythes et légendes inuits, nous faisant voyager dans le peuple inuit, nous dépeignant un tableau d’hommes et de femmes forts et fragiles à la fois, des légendes qui nous confrontent à notre modernité. Il prend pour cadre une arène de jeu que peu d’entre-nous pourrons jamais voir : le nord du Canada et surtout le Groenland, terre de découvertes et d’aventures. Une analyse pour ceux qui ont eu la chance de parcourir le triptyque glacé.

Les Inuits – « hommes », dans cette langue – sont paradoxalement emplis de tabous, et pourtant aussi libres que l’ours qui hiberne, le loup qui prend son temps pour choisir sa proie, ou le phoque qui cherche le trou idéal pour reprendre sa respiration. Lorsque le voyage est difficile, le voyageur s’arrête et se transforme en sédentaire. Lassé par une vie trop confortable, au bout d’un mois, d’une année et d’une décade, il reprend le chemin du nomadisme. Il mange quand il le peut, chasse, vie et meurt. Il aime, inconditionnellement, mais sans être esclavagiste : il a une, deux ou trois femmes, tout dépend de sa capacité à entretenir ses concubines. Si elles sont mal traitées, elles vont voir ailleurs. Si un autre homme désire l’une d’entre elles, l’affrontement est inévitable. Car la violence est omniprésente, générée par la mouvance des choses; comme les glaces groenlandaises, tout se redéfinit à chaque hiver, à chaque précipitation. Neigera-t-il, ne neigera-t-il pas ? De cela, les esprits décident, l’homme se contentant de faire ce que l’instant et l’instinct lui conseillent de faire. Sa seule responsabilité, c’est lui-même, rien n’est écrit.

La mort

L’Inuit refuse de se laisser guider par la peur. La mort n’est qu’une porte vers un lieu de chasse abondante et éternelle, et l’Inuit ne comprendra pas les frayeurs religieuses qui accompagnent les Nordiques (Islandais, Danois et Norvégiens) en même temps que leurs rhumes mortels. Lorsqu’un Inuit est trop vieux, quoi de plus normal que de quitter le groupe, pour s’enfoncer dans la blancheur de la banquise et cesser d’être une charge. Si la vie a bien voulu partager sa connaissance, l’Inuit sait que la mort n’est pas éternelle; l’homme, lui, est éternel. De par le souvenir qu’on entretiendra de lui, dans les histoires orales contées au bord du feu, mais aussi parce que son esprit, ses erreurs, ses idées, sont amenées à être reproduites encore et encore. Combien d’Inuits sont partis rejoindre la grotte de Tewee-Soo, en quête de réponses aux mêmes questions ? Les histoires, tout comme les questions, sont éternelles. Parce que l’homme n’obtiendra jamais ses réponses, il court toujours, à des demi-millénaires de distance, vers la connaissance. Et parce que c’est le chemin et non le but qui comptent, en cours de route il est transpercé par une révélation identique : il a un sentiment de simultanéité, tout se produit en même temps, bien qu’à des époques différentes. Avant lui, d’autres ont entrepris la même expédition. Après lui, d’autres l’envisageront. Son parcours ne fait que commencer, mais il est tout autant terminé que sur le point de démarrer. Pourquoi s’en faire ? Tous partagent les mêmes folies et désespoirs, aussi éternels comme peut l’être le Groenland.

Les Inuits des temps anciens ne connaissent pas le pronom « je », mais parlent d’eux à la troisième personne, « on »; faut-il voir, sous cette propension à l’effacement, une conscience plus grande qu’ils ne sont qu’une pièce temporelle, remplaçable, d’un jeu qui les dépasse ?

Débarrassé de tout imposition sociétale de ce qui est juste ou non, chacun est libre de choisir sa mort. La mort appartient à soi-même, tout comme la vie. Personne ne saurait aller à l’encontre d’un vieillard ayant décidé de mourir, un vieux pour qui, estimant son heure venue, ses expériences passées suffisamment riches, partir est la solution la plus noble. On retrouve la même noblesse que Socrates buvant la ciguë; et tout comme ce dernier, l’Inuit sait que le lendemain sera identique à aujourd’hui, et que sa disparition n’a pas d’importance.

La sexualité

Le maître-mot d’eros, tout comme pour thanatos, c’est la liberté. Lorsqu’il aime une femme, il la prend. Faisant foin de tout angélisme, Riel montre que cette liberté est beaucoup plus réelle pour l’homme que pour la femme; la femme tient parfois plus de l’objet que d’une épouse qui se livrerait de bon gré à un partenaire. Mais celle-ci, malmenée, a toujours le dernier mot; elle fuit dans « Arluk » et « Heq » ses esclavagistes, pour trouver l’homme, le « pouvoyeur », avec qui elle choisira de rester. Après parfois une série de viols, elle choisit de rester en femme libre avec son concubin. Aussi bien dans « Arluk » que dans « Heq », elle a le choix final de rester ou de partir; dans « Arluk », ce choix fait l’objet d’une parade nuptiale merveilleuse, où Arluk, rendant entièrement sa liberté à Svava, lui fait comprendre que la liberté se gagne en une lutte permanente; cette dernière, incapable de survivre en milieu hostile seule, ne réussissant pas à gagner le droit d’être libre, reviendra d’elle-même auprès d’Arluk. C’est librement qu’elle choisira, après son infructueuse tentative d’existence solitaire, de vivre avec Arluk, qui lui fournira les victuailles indispensables. La liberté, ce n’est pas être seul démontre Riel, elle s’acquiert, dans un élan rousseauiste, par la libre association entre individus.

L’expression de cette liberté se concrétise dans la possibilité de multiplier les aventures sexuelles. Aux étrangers temporairement nomades qui visitent un camp inuit temporairement sédentaire, on leur offre l’hospitalité, le propre de chaque désert. Cette générosité ne s’arrête pas à la nourriture seule : on partage sans tabou les concubins et concubines, on « va rire sous peaux » en groupe. Seuls les malchanceux, dans « Arluk », font l’amour avec leur propre partenaire lors de ces jeux ou le hasard décide de l’amant d’un soir; les Inuits veulent explorer les hommes comme ils explorent le continent groenlandais. La vie est courte, et les expériences à faire nombreuses. Le temps manque pour la peur.

Multiplier les conquêtes – bien que rien ne sois jamais conquis – est donc signe de grandeur. Une femme aux amants nombreux est expérimentée; un homme aux partenaires nombreuses est doué à la chasse. Tous s’adaptent aux conditions : si les femmes sont moins nombreuses que les hommes, ce sont les femmes qui multiplient pourvoyeurs. Dans l’univers changeant de la banquise, il faut faire preuve d’adaptabilité ou mourir.

L’un des autres thèmes sexuels développés abondamment par Riel concerne le métissage. Dans leur optique exploratoire, les hommes les plus glorieux souhaitent avoir une descendance métissée. Dans « Heq », c’est avec une indienne (la tribu des « Hommes-chiens »), dans « Arluk », c’est avec une Kavdlunait (une Nord-européenne). La différence est vue comme un avantage, ouvrant de nouvelles opportunités et laissant libre court à l’inventivité humaine, démultipliée par l’association des différences.

La modernité

Que reste-t-il de toutes ces traditions, au XXème siècle ? Le portrait est catastrophique dans « Soré », sans doute le plus noir de la série. Si les meurtres et viols sont moins nombreux, paradoxalement le goût de vivre s’est effacé devant une modernité qui ravage tout sur son passage.

L’alcool tout d’abord, qui était joyeux (même si mortel) dans « Arluk », pousse dans « Soré » à battre sa femme. La mère de Soré, battue à mort par son second compagnon, se fera passer pour morte tellement elle est laissée défigurée par son violent partenaire. Le conte, aussi indispensable à la vie spirituelle inuit que la viande l’est pour la vie physique, est progressivement délaissé. L’héroïne, devenue écrivain de talent, ne réussit jamais à transcrire toute la richesse d’un récit au coin du feu des Inuits d’antan; le « langage du corps » étant absent sur le papier, la moitié du conte est amputée de sa richesse narrative. Regret personnel de Riel, l’écrivain ? Peut-être, car il fera dire à Soré, interpellée sur le fait qu’elle est écrivain, qu’elle est conteuse, et non écrivain : « Ecrivain, c’est un titre. Moi, je suis conteuse, comme il y en a toujours eu chez nous. » [1] L’écrivain a déjà remplacé le conteur dans la culture groenlandaise, bien que Soré se batte aussi fort qu’elle puisse pour défendre la tradition; peine perdue, pour tous, pour nous, elle est écrivain.

La trilogie du « chant pour celui qui désire vivre » est une saga en forme d’hymne à la liberté. Liberté de vivre et liberté d’aimer, présentées avec un brin de nostalgie; comment se fier à « l’homme-lune », cet esprit inuit du noir, dans un monde où l’on peut voir avec une lunette les cratères de la Lune ? La mère de Soré, Maria, explique ainsi : « Nous ne croyons plus à ces choses. Peux-tu t’imaginer en invocateur d’esprits qui irait rendre visite à l’homme-lune et rencontrerait un astronaute américain, ou qui irait au royaume des morts chercher une âme enlevée et la trouverait dans un respirateur de l’hôpital de Nuuk ? » [2] La modernité a définitivement tué les croyances groenlandaises, comme elle a fauché les croyances de toute sorte partout dans le monde. Elle a annihilé le risque du voyage avec les avions, elle a effacé la rudesse de la chasse avec les fusils. Sans ces difficultés, pourquoi respecter l’animal qu’on vient de refroidir ? Les anciennes traditions imposaient un espèce de deuil de 5 jours pour la mort d’un ours; la conscience d’avoir ôté la vie à un être vivant était plus vivace lorsque le combat était équitable. L’industrialisation de la mort a clos définitivement ce chapitre, et l’homme s’est séparé de l’animal à tout jamais.

En gommant les frontières mentales d’autrefois, démontre Riel, nous en avons créé de nouvelles. Nous pouvons aller à la rencontre de l’autre, mais le racisme est apparu. Nous pouvons voyager partout sur la Terre, mais avons imaginé des frontières. Sommes-nous plus libres avec la modernité ? « Ici, il n’y a pas de frontières, maman […] » [3], explique Soré, dans ses dernières phrases. Les frontières, libre à nous de les accepter ou pas.

Références

  1. Soré, page 51 []
  2. Soré, page 137 []
  3. Soré, page 166 []

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