La ville de Santa Cruz de la Sierra, peuplée par plus de deux millions de Boliviens, est encerclée depuis le 24 octobre 2022. Des « paysans » empêcher les camions d’entrer et par la même occasion le ravitaillement en essence, gaz et nourriture de la capitale économique du pays. Le gouvernement dit comprendre et appuyer le mouvement des assiégeants, alors que le dialogue pour organiser un recensement exigé par les leaders politiques de Santa Cruz ne débouche sur aucun accord. La grève s’étend depuis le lundi 7 novembre à tout le pays, et le gouvernement ne parvient pas à trouver une sortie de crise.
Le recensement de la discorde
Le président Luis Alberto Arce Catacora, du Mouvement vers le Socialisme (MàS), savait combien le sujet était sensible pour ses concitoyens. En 2020, lors de la compagne pour l’élection présidentielle destinée à trouver un successeur à Evo Morales, il s’engage à réaliser pour le 2022 un recensement national, une promesse confirmée par un décret en 2021 pour la date finale d’exécution au 16 novembre 2022. Une question plus pratique qu’il peut sembler, puisque le recensement permet l’allocation des ressources financières et humaines pour chaque département. Il définit également le nombre de députés que chaque département envoie au parlement. Le dernier dénombrement remonte à 2012, et la ville de Santa Cruz aurait beaucoup grandi, selon les responsables politiques de la région.
Le gouvernement revenant sur sa promesse et repoussant à 2024 le recensement dans un décret, le « Comité civique pro-Santa Cruz », association des élites de la ville, a mis sur pied une réunion typiquement bolivienne, un « cabildo », à la fin du mois de septembre pour galvaniser les foules. Selon les organisateurs, plus d’un million de personnes auraient participé pour exiger que le gouvernement s’acquitte de ses obligations d’ici 2023, faute de quoi la ville crucéen se mettrait en grève. « [Le cabildo] est un mécanisme de participation citoyenne dont les résolutions finales ont valeur de loi pour le gouvernement central de La Paz », explique le politologue Jorge Dulon. « Mais dans le cas du cabildo de septembre, le gouvernement a déclaré que toutes les conditions légales de son organisation n’ont pas été suivies, et ne se sent pas lié par ses décisions », précise l’expert.
L’animosité entre le Comité civique et le MàS ne date pas d’hier. Jeanine Añez, qui assuma la présidence après la fuite d’Evo Morales, est aujourd’hui en prison. Romulo Calvo, le président du Comité civique, est assigné à résidence et donne des conférences de presses quotidiennes depuis le perron de son domicile. Lors de la brève présidence d’Añez, cette dernière a réglé des comptes avec certains ennemis du MàS. Lorsqu’ils sont au pouvoir, les deux acteurs se livrent régulièrement à des représailles judiciaires à l’encontre de leurs adversaires.
La symbolique des grèves
En 2019, bravant un référendum populaire de défiance de 2016 à l’issue duquel les Boliviens lui refusèrent un quatrième mandat, le président Morales, un ancien syndicaliste dirigeant le pays depuis 2006, affronte l’ancien président bolivien Carlos Mesa lors d’un premier tour frappé d’irrégularités. « Fraude », crie une partie de la population. Le mouvement de contestation prend forme à La Paz, puis prend feu à Santa Cruz; Luis Fernando Camacho, président à l’époque du Comité civique pro-Santa Cruz et ennemi honni par le MàS, se prononce pour l’arrêt de toutes les activités économiques de la ville jusqu’à ce que Morales renonce définitivement à sa candidature. Le refus du président sortant, qui dénonce là un « coup d’état », s’ensuit de trois semaines de grève dans la capitale économique qui finit par avoir raison de l’ancien syndicaliste, lâché aussi par l’armée. Morales quitte le pays, et ne reviendra qu’une fois que l’actuel président, Luis Arce, issu du même parti, assumera le pouvoir.
En raison de la réussite de la grève de 2019, le Comité civique a choisi une date symbolique pour événement qui l’est tout autant : presque trois ans plus tard jour pour jour, une grève de temps indéterminé a débuté. La demande : un recensement de la population nationale en 2023. Cette fois-ci, c’est le « Comité Interinstitutionnel » qui mène la charge; ce groupe inclut en sus du Comité civique plusieurs alliés de poids, comme la respectée université d’Uagram, mène la contestation.
Un siège et de la violence pour toute réponse à la grève
Le gouvernement Arce a réagi de manière identique à son prédécesseur : il condamne une tentative de coup d’Etat. Et refuse d’écouter les revendications de Santa Cruz, prétextant que pour des raisons techniques, il est impossible d’accomplir ce qui est demandé. Sans vouloir s’expliquer sur ces raisons techniques.
Le 21 octobre, Santa Cruz se transforme en capitale fantôme. Le centre-ville est déserté, des points de blocage empêchent toute circulation de véhicules. Parfois, les responsables des check points réclament une menue compensation pour laisser passer malgré tout quelques véhicules, mais l’entrée en grève se fait généralement avec enthousiasme. Les rues de Santa Cruz sont persuadées d’être dans leur bon droit, et l’heure est à l’acceptation des conséquences pécuniaires pour les ménages, car une grande partie des citoyens vivent de l’économie informelle.
La réponse du gouvernement ne se fait pas attendre, et l’histoire bégaye : alors que l’ancien président Morales avait déclaré vouloir briser la grève de 2019 en menaçant d’encercler Santa Cruz et la priver de nourriture, des « paysans » venus par camionnettes se postent aux abords de la ville pour prévenir l’entrée des camions de ravitaillement en biens de première nécessité. Des affrontements éclatent sporadiquement entre les grévistes et les assiégeants, et le gouvernement refuse de condamner la violence. Le ministre de l’économie, Marcelo Montenegro, déclare que le siège est « une réaction populaire face au manque d’éthique des élites entrepreneuriales et civiques crucéens », et que les « pertes économiques après 14 jours se chiffrent à 500 millions de dollars ». Et dans la foulée dénonce la volonté du seul qui serait responsable de la paralysie de tout le pays : Luis Camacho, devenu entre-temps gouverneur de la province de Santa Cruz, et l’un des principaux meneurs de la désobéissance civile actuelle. Il ignore les questions des journalistes qui lui demande pourquoi la police, qui protègerait tout le monde comme il l’affirme, ne met pas fin au blocus de la ville.
Les attaques des assiégeants contre les citoyens et les journalistes se sont multipliées, jusqu’à ce que l’un d’entre soit envoyé à l’hôpital après avoir été frappé à l’aide de pierres et de bâtons. Sur les lieux du blocus, la police, qui dans l’Etat centraliste bolivien dépend uniquement du gouvernement de La Paz, refuse d’intervenir pour protéger les grévistes et journalistes. Au contraire, elle marche aux côtés des « paysans » qui bloquent l’arrivée de nourriture. Le ministre de l’intérieur Del Castillo, déclare que les affrontements sont le fait *de gens avec des pétards, armes blanches et même à feu, qui tentent de tuer de la même façon qu’en 2019″. Ce à quoi le vice-recteur de l’université Uagram et membre du Comité Interinstitutionnel, Reinerio Vargas, répond que le ministre « Del Castillo ment sans honte aucune. C’est le gouvernement qui a causé les affrontements en amenant des gens d’autres lieux pour affronter les Crucéens et qui par-dessus le marché sont défendus par la police ».
Situation au 7 novembre
Alors que les parties du conflit débattent depuis le samedi 5 novembre à Trinidad, dans le département du Béni, les avancées de la table ronde sont imperceptibles. L’Institut National de Statistique, chargé de fournir un plan de route, refuse de transmettre les données nécessaires aux discussions techniques. Le gouvernement qui, dans un premier temps, avait affirmé vouloir que les discussions soient transparentes et partagées immédiatement à la population, a décidé en dernière minute d’un black-out total. La lassitude de la population crucéenne est palpable, car elle ne travaille génère plus de revenus depuis plus de deux semaines.
Le temps est pourtant à l’escalade : à compter de ce lundi 7 novembre, la grève est étendue à tout le pays. La ville de Tarija, les syndicats de coca des Yungas, le collège national des médecins, sont quelques-uns des groupes qui rejoignent officiellement le blocage. Et Camacho de déclarer que « le seul responsable est le gouvernement. Le peu de prédisposition montrée par l’exécutif pour résoudre le conflit et la demande de la région, qui réclame le recensement pour 2023, fait que le reste du pays se joigne aux mobilisations. Ce n’est pas un caprice, c’est une demande de la population ».
Des grèves de la faim à Cochabamba et La Paz ont commencé, et les positions des leaders politiques se radicalisent. On se demande pour quelles raisons le gouvernement Arce refuse de mettre en oeuvre son premier décret sur le recensement, sur lequel il revenu dans un second, qui mit le feu aux poudres. Si ce n’est que pour les quelques députés qu’il pourrait perdre, c’est prendre le risque d’ébranler l’économie d’un des pays les plus pauvres d’Amérique du Sud, et, qui sait, revivre les déboires de son prédécesseur du même parti…
Mais pour l’heure, les Crucéens, exténués économiquement après les crises politiques et sanitaires à répétition, semblent ne plus pouvoir supporter les coûts occasionnés par la grève. Ils ont repris en masse le chemin du travail le jour où la grève fait des émules dans le reste de la Bolivie. Ce qui aura pour conséquence d’affaiblir le Comité Interinstitutionnel, et, l’affaire du gouvernement.