Sur les hasards de la route de la cocaïne et de la révolution

Il existe deux manières de partir à la rencontre d’un pays. La première, la plus commode, est de se référer aux nouvelles et aux chiffres. La Colombie est à l’origine de 70% de la production de cocaïne mondiale. Fin août 2019, d’anciens leaders des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) ont déclaré vouloir reprendre les armes pour poursuivre le plus long conflit interne des Amériques. La Colombie souffre de ces deux maux qui s’enchevêtrent toujours plus intimement, c’est un fait indéniable. La deuxième manière de rencontrer un pays, c’est de s’y rendre. La Colombie, c’est une richesse culturelle, naturelle, et humaine hors normes. Mais lorsqu’on se rend dans les tréfonds de l’âme torturée du pays, on découvre aussi, hors des sentiers battus, la complexité de la réalité de la coca et la révolution. C’est une réalité, mais comme toujours, elle aime à se cacher : les chiffres et les nouvelles pour la présenter en masquent sa complexité.

Anniversaire au GuaviareLe département du Guaviare est l’une des régions colombiennes les plus minées par les activités des narcotrafiquants révolutionnaires. L’opération « Jaque », qui permit la fameuse libération d’Ingríd Bettancourt, se déroula dans le Guaviare. Toutefois, si certaines zones du département sont contrôlées par les rebelles, d’autres zones sont totalement sécurisées. Les habitants vaquent à leurs occupations l’esprit libre, ils se déplacent sans penser à leur sécurité. Si vous oubliez votre porte-monnaie sur la place publique de San José del Guaviare, la capitale administrative régionale à la sombre réputation – même pour les Colombiens – vous le retrouverez au même endroit. Le département connaît de profondes mutations depuis plusieurs années, et se tourne avec détermination vers des activités touristiques. Et à raison, car le Guaviare est certainement l’une des plus belles régions de la Colombie. Mais son image reste inchangée, car le changement reste localisé, et complexe.

Je me suis rendu au cœur du département du Guaviare, dans les Veredas (sorte de hameaux colombiens) qui requièrent de longues heures de route de piste avant d’y parvenir. Cette région, pour le moment, ne pourrait se prêter au tourisme. Ce n’est pas que les lieux ne soient pas magnifiques, ils le sont. Le mélange de pierres de basaltes noires, dressées comme des défis au monde, contenant parfois des pétroglyphes entourés de mystères, trônent au centre de fiers arbres immenses qui délimitent la jungle amazonienne. Ces paysages sont caractéristiques de la Serranía de la « Lindosa » (la « Jolie ») qui s’étend à presque tout le département. Malheureusement, les activités locales mafieuses rendent cette partie impropre au tourisme. Les étrangers sont rares: un homme dont je croisai le chemin, m’avoua avoir rencontré deux étrangers : une Italienne de la Croix-Rouge, et moi, dix ans plus tard. On ne vient pas faire de tourisme dans cette zone du Guaviare.

Peu après mon arrivée dans ces Veredas que l’on ne trouve pas même dans une recherche Google, on me fit passer une série d’interrogatoires. Qui suis-je, que viens-je faire dans la zone. Est-ce que je travaille pour un gouvernement? Une multinationale? Les questions sont demandées sur un ton détaché, mais les réponses sont écoutées avec attention. Je pensais avoir traversé deux séries d’interrogatoires avec succès, lorsqu’un homme fortement alcoolisé, me lance : « Dis à tes potes de la CIA que jamais, jamais je n’ai tué personne ». Les soupçons me collent à la peau durant tout mon séjour. Malgré ce handicap, j’ai pu faire parler les locaux de leurs liens avec la culture de la coca et leur perception de la violence.

La première série d’habitants que je rencontre se plaint assez durement du gouvernement actuel, des paramilitaires, et des falsos positivos (« faux positifs », exécutions extrajudiciaires commises par les militaires). Ainsi, Nierman* (nom d’emprunt) me confie que les FARC sont les amis du peuple, luttent pour une meilleure répartition des richesses, et que l’impôt révolutionnaire versés aux rebelles est somme toute assez modeste (10.000 pesos annuels par vache, soit moins de trois dollars). Mon interlocuteur insiste sur le fait que ce n’est qu’à partir d’un cheptel de 50 vaches qu’un paysan paye cet impôt, ceci afin de me faire comprendre que celui-ci est « juste ». La taxe consiste, pour ôter toute confusion au lecteur, en une extorsion d’argent en échange d’une « protection » offerte, comme il est de coutume dans les réseaux mafieux citadins. Sauf que les FARC possèdent une couche idéologique qui n’en fait pas des gangsters classiques, ce qui force l’adhésion d’une partie de la population-victimes aux principes des guerrieros-bourreaux. Ils soutiennent leurs malfaiteurs, un peu comme le ferait un otage victime du syndrome de Stockholm. Mais c’est aussi plus que cela.

Mais plus j’avance dans ma rencontre avec la population, plus je réalise la quantité de facettes que revêt ce conflit. Jairo* est un jeune homme qui s’enthousiasme du travail réalisé par les militaires. Il a servi dans la marine colombienne, loin de chez lui. Il m’explique avec force de détails comment les militaires procèdent au racket des civils dans sa propre région, et que de nombreux méfaits que l’on attribue aux FARC sont en réalité commis par les militaires ou des groupes paramilitaires. Il fait montre d’un profond dégoût envers les militaires, malgré avoir été engagé dans l’armée lui-même. Je lui demande s’il s’est également adonné aux pratiques d’extorsions : il me répond que non, car il a été envoyé loin de chez lui lors de son engagement militaire. Méditant sur tout ce qui est contenu entre les lignes dans sa réponse, un peu comme si seul l’éloignement physique l’avait empêché de piller ses propres amis, il ajoute à ma confusion en m’expliquant espérer ne pas être recruté par les FARC, car il ne voudrait pas avoir à tuer. Pourquoi ne part-il pas dans un autre département ?, lui souffle-je. Il ne répond pas. Je ne comprendrai que par la suite qu’on ne quitte pas facilement la poule aux œufs d’or. Mais il reconnaît implicitement la violence et la corruption de tous les acteurs, sans le vouloir.

Maximiliano* a 16 ans. Il paraît en avoir 30, costaud comme un boeuf, des muscles épais se déploient comme des lianes le long de ses bras noueux et osseux. Il semble un peu lent à la détente, il me confie souffrir d’un problème neurologique. Ce mal l’affecte depuis son enfance, et ses camarades d’école lui ont fait payer sa différence, se moquant avec une telle hargne de lui que sa mère adoptive a dû se résoudre à le retirer de l’école pour le protéger. Sa force physique s’est écroulée devant l’humiliation psychologique infligée par les écoliers, et le jeune hercule semble en avoir beaucoup souffert. Il travaille pour la boutique de ses parents adoptifs, servant les poivrots locaux qui viennent panser les plaies de l’âme à coup de plusieurs dizaines de bouteilles de bières chacun. Les bières sont légères, mais leur accumulation provoque des ravages; les esprits s’agitent certains soirs, les menaces prolifèrent, même à l’encontre de Maximiliano. Quant à ma propre personne, certains plaisantent du nombre de dollars que l’on pourrait tirer de mon kidnapping. J’accompagne les rires, mais le mien est jaune. Je suis paranoïaque sans aucun doute, mais il faut l’être quand on est dans ma situation, perdu en dehors des cartes, en territoire de narcotrafiquants.

L’histoire de Maximiliano est intéressante pour plusieurs raisons. Il est brisé par son enfance difficile, à laquelle il faut ajouter la perte de ses parents en raison du conflit. Il s’est fait recueillir par une famille adoptive, qui se trouve être celle qui m’héberge. Son père adoptif est candidat à un poste électif au sein du hameau, sous les couleurs d’un parti qui promet d’en finir avec le narcotrafic, promouvoir la paix et la bonne gouvernance. Les parents de Maximiliano sortent pourtant trop facilement les liasses de billets de 50.000 pesos (environ 15$, il s’agit du billet le plus élevé en Colombie) pour aller faire leurs achats de ravitaillement du magasin. Je trouve plus que douteux qu’un homme qui ne possède qu’une boutique délabrée (parmi les cinq ou six que possède la Vereda), qui gagne quelques 15 centimes par bière (même si la consommation est élevée, il est vrai), quelques centimes sur l’essence et autres produits, puisse sortir autant de cash aussi facilement. Mes soupçons sont confirmés plus tard lorsque Maximiliano, qui se prend d’affection pour moi, me pose par moment des questions d’une naïveté touchante sur le monde extérieur, et m’avoue qu’il va bientôt participer aux récoltes de coca. Cela semble l’ennuyer, c’est difficile à dire, il est constamment reclus dans une sorte de moue indéchiffrable. Il me pose les mêmes questions que Jairo, à savoir le prix de la cocaïne en Europe. Là, tout s’éclaire : le hameau, qui ne se paye pas de mine mais qui se permet des dépenses élevées en alcool, où tous les enfants ont des vélomoteurs mais pas de chaussures, vit du narcotrafic, mais cherche à faire profil bas, sans totalement y parvenir. D’où, j’en déduis, les relations d’amour-haine de la population avec les FARC et les militaires. La haine de soi-même, que je percevais sans toutefois comprendre, devient évidente à mes yeux. Les nombreux villageois, aux yeux embrumés par l’alcool, qui me posent des questions pernicieuses destinées à me faire craquer et révéler ma vraie identité, vivent de la réussite des narcotrafiquants des FARC. Ils les soutiennent, car ils sont source de leur survie économique. Mais les habitants se haïssent eux-mêmes pour ce qu’ils font et haïssent les FARC pour ce qu’ils les poussent à faire. Malgré leur peur des FARC, ils ont encore plus peur des militaires. En fin de compte, ils collaborent avec les FARC, car c’est bien plus rentable. Le cercle est vicieux, car de nombreux habitants ont trouvé de quoi faire vivre leur famille dans cette partie cachée du Guaviare; quitte à devoir travailler avec des malfaiteurs, autant choisir ceux qui les enrichissent. Ce choix, ils cherchent à l’oublier dans les vapeurs éthyliques de la bière. Et de me rappeler de l’Assommoir et son alambic.

Mais il est temps pour moi de quitter le centre du Guaviare. J’en sais trop, et les menaces des locaux se font plus insistantes, je suis resté trop longtemps. On continue à plaisanter à mon sujet, sur le fait qu’un enlèvement serait très rentable, alors que quelques minutes plus tôt on me demandait des sommes d’argent que je me refuse à donner. J’ai peur que Maximiliano ou d’autres fassent part aux mauvaises personnes de ce qu’ils m’ont confié. Il est temps de partir et me réfugier dans un lieu plus sûr. J’avertis mes hôtes de mon départ au dernier moment, afin d’éviter toute fuite d’information. Je ne peux faire confiance à une famille qui vit de la coca, se lance en politique, et dont je connais les connections avec les FARC. A cinq heures du matin, le soleil n’est pas encore levé mais la nuit a commencé son lent reflux. C’est à ce moment que je prends la direction de San José del Guaviare, regardant si je suis suivi. Ce n’est pas le cas, et je me détends au fur et à mesure que je me rapproche de la capitale départementale. Puis j’y suis, sans même m’en rendre compte : la Colombie possède des contrastes saisissants, moins d’une centaine de kilomètres délimite les zones dangereuses des zones sécurisées. Il fut un temps où San José subissait un taux élevé de criminalité ; heureusement pour ses habitants, ce temps est passé.

A mon arrivée, je revois des amis qui m’ont fourni les informations nécessaires pour me rendre dans ces zones gangrenées du Guaviare. L’un d’entre eux me lâche, d’une voix sans émotion, « je ne pensais pas que tu reviendrais ». A un moment donné, je ne le pensais pas non plus. Mais la rencontre avec la réalité est parfois à ce prix, et elle restera dans mon esprit comme bien plus complexe que les chiffres ou les nouvelles ne me la dépeignaient. J’ai vu beaucoup de colère autodestructrice, de lâcheté, de mensonge. Plus que je ne l’imaginais. J’ai également vu la complexité de l’interdépendance entre la population, les narcotrafiquants des FARC, et les militaires véreux et parfois assassins. Et l’on se prend à se demander comment sortir, après plus de cinq décennies de violence, de ce cercle de tous les vices. Tous, dans le Guaviare, clament que le tourisme peut panser les plaies. Je partage aussi cette vision, mais pas pour toute la région du Guaviare. La récolte de coca y est plus rentable que le tourisme. Et la corruption des politiciens n’arrange pas la situation ; mais il faut un sacré courage pour s’opposer à ces réseaux organisés, dans un pays où plus de 500 leaders sociaux ont été assassinés depuis l’accord de paix de 2016 avec les FARC.

J’ai eu l’occasion de voir un grand espoir. Des jeunes n’hésitent pas à se lancer en politique. Ils connaissent les risques. Sont déjà sous protection policière. Mais ils veulent se battre pour leur pays, leur région, et refusent de céder aux pratiques du passé. J’espère qu’ils réussiront, et que leur détermination se répandra dans les campagnes isolées. Car dans ces zones, sous la surface, la réalité est tout autre. Une entêtante réalité, qui ne se laisse pas si facilement dévoiler.

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