Il existe deux types de personnes susceptibles de se rendre sur un plateau télé : les étudiants (et post-étudiants qui n’ont toujours pas trouvé de boulot) à la recherche de temps à tuer, et les retraités à la recherche d’une occupation. La première catégorie se trouve principalement sur les émissions nocturnes, alors que la seconde accompagne les programmes se levant avec les coqs. A chacun sa chasse gardée. Me rangeant moi-même dans la première catégorie (paragraphe b, même), j’ai chaussé mes lunettes à infrarouge pour assister nuitamment à “Les Etats-Unis ont-ils tous les droits?”, présenté par Michel Zendali, et ayant pour débateurs principaux M. Claude Smadja, ancien directeur du WEF, et Me Charles Poncet, acteur politique tellement provocateur qu’il se laisse emporter par la polémique sans laisser aucune chance au dialogue. C’est ainsi qu’on l’entend dire à Smadja, en off, qu’il incombe au CICR d’empêcher la torture dans le monde : méconnaissance des Conventions de Genève et du Statut du CICR extraordinaire pour un intervenant devant parler de droit international…
Ce n’est pas pour relater les débats relativement stériles et polarisés qui se sont déroulés lors de cette émission que je souhaitais prendre la plume numérique, ni pour narrer les moult petites anecdotes dont l’inintérêt n’aurait d’égal que le nombre de personnes intéressées par ces détails people. Non, ma réflexion du jour porte plutôt sur le cadre qui entoure aujourd’hui les débats liés au combat du terrorisme dans nos démocraties, et du combat de valeurs, du “combat pour la civilisation”, comme disent les vrais patriotes d’aujourd’hui. Et le débat (téléchargeable sur le site d’archives) me servira d’illustration de mon propos, tant il a confirmé certains doutes que je pouvais déjà avoir sur le sujet : un travail pratique, même.
Si le méta-discours m’intéresse ici, c’est parce que le coeur du sujet commence à ne plus faire l’objet de contestation Outre-Atlantique : depuis quelques mois maintenant, la fidèle lieutenant Condolezza Rice fait le tour du monde en expliquant que la torture a toujours été fermement rejetée par les Etats-Unis, alors que son patron le clame lui-même haut et fort depuis déjà quelques semaines. Le Conseil de l’Europe a de son côté mandaté le sénateur suisse Dick Marty pour enquêter sur les prisons plus si secrètes européennes, dont la découverte avait passablement ému l’opinion publique du Vieux Contient. L'”affaire” du fax intercepté par les services secrets suisses n’a rien fait pour calmer la polémique. Voilà autant d’indices que, aujourd’hui, après quatre ans de luttes vaillantes, la torture est en passe d’être bannie de tout discours officiel. L’histoire donnera définitivement tort aux défenseurs – opportunistes très souvent – d’une “légitime défense” à torturer. Et c’est tant mieux pour la démocratie.
Si nos valeurs fondamentales démocratiques découlent de ce que “conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde” (prémbule du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966), alors le débat est clos : la dignité est inhérante à notre qualité d’être humain, c’est l’un des enseignements majeurs de la Shoah. Bien qu’on ait essayé, à certain moment, d’utiliser la Shoah pour justifier la torture des terroristes contemporains; passons cette absurdité.
Les droits de l’homme sont donc inhérents à l’humain, inaliénables, et c’est ce qui fonde la société démocratique. Sans droits de l’homme, la société démocratique n’existe plus, c’est de cela dont ont débattu les démocraties occidentales durant ces quatre dernières années. Et c’est donc cette vision qui a fini par s’imposer : c’est cette vision qui doit servir de support à toute réflexion : la dépossession des droits de l’homme est contraire à la démocratie. Il n’y a pas – plus – d’échappatoire à notre syllogisme.
Lors de l’émission d’infrarouge précitée, M. Smadja tenta vainement de placer la discussion sur ce qu’il convient aujourd’hui de débattre : faut-il ajuster les droits de l’homme. Où sont les limites, quelles parties légales peut-on réviser, bref, devons-nous adapter les législations à la nouvelle donne terroriste. Terrain de discussion sur lequel refusait de s’aventurer Me Poncet, qui dans une plaidoirie démontrant s’il était besoin l’excellent orateur qu’il pouvait être, tentait de cacher la pauvreté de ses arguments dans un galimatias de “valeurs”. Des “valeurs” que son contradicteur s’acharnait à accepter comme valides, mais des valeurs que Me Poncet souhaitait tout de même rappeller. Quand bien même tout le monde sur le plateau était persuadé de la justesses des valeurs qui ont donné naissance aux droits de l’homme.
Durant ces dernières années, accepter le terrain de la discussion qu’un Smadja offrait revenait à discuter du bien-fondé de l’utilisation de la torture et tout autre “acte spécial” (et sous couvert de raisons spécieuse). Conséquence de ces années de combat pour les fondements-mêmes des droits de l’homme, toute discussion relative à une révision des dispositions légales de détention d’un suspect (par exemple), tourne au cauchemar anti-étasunien : patriot act, écoutes téléphoniques illégales, Guantanamo, on cite tout en vrac par réflexe. Et pourtant, si régulièrement on reproche aux USA l’oubli d’un certain idéal de liberté, l’Europe tombe – est tombée – dans ce travers. Epinglée par les associations de défense des droits de l’homme, on reproche régulièrement à l’Europe de brader la liberté au bénéfice d’une sécurité à outrance.
Ce qu’il faut aborder aujourd’hui avec force, ce n’est assurément pas le choc des valeurs, entre un Occident libertaire et un Moyen Orient réactionnaire. Non, car le premier choc de valeurs, il a lieu au sein même du Moyen Orient, on ne le répètera jamais assez. On veut nous déterrer le croquemitaine de notre jeunesse, lui affubler le nom de “terroriste”, à nous de savoir dire non : notre enfance est loin derrière. En adultes responsables, il faut oser discuter de ce qui fâche, à savoir des règles dont nous souhaitons nous pourvoir pour combattre le terrorisme contemporain. L’Angleterre (via sa Chambre des Lords) a refusé de prolonger la durée de garde à vue d’un suspect jusqu’à 90 jours, comme le demandait Tony Blair; les USA, il y a un peu plus d’un mois, débattaient vigoureusement de la reconduite ou non du patriot act, prolongation refusée dans un premier temps par les sénateurs US. Jacques Chirac, hors de toute proportion comme à son habitude, a expliqué être prêt à recourir à l’arme nucléaire en cas d’attaque terroriste de la part d’un Etat. Vivement que la France se débarasse de l’arme de destruction massive dont elle s’est démocratiquement dotée en 2002.
Aucune démocratie ne peut faire aujourd’hui l’économie de ce type de débat : quels sont les droits que l’on veut accorder aux prisonniers, aux suspects, aux policiers, étant entendu que les valeurs communes ont plus ou moins (enfin, plus moins que plus) été retrouvées dans l’ensemble occidental. Et ce qui me choque, aujourd’hui, ce n’est plus la torture, puisque celle-ci est déclarée illégitime, mais plutôt la forum que l’on refuse à ceux qui veulent, de manière conscienceuse et sereine, discuter des outils dont doit se doter l’Occident pour mener la lutte – trop souvent exagérée – contre le terrorisme. Un peu comme si, après avoir rit de la peur qu’une équipe de kamikazes sur des avions de lignes ont distillés aux Etasuniens, les Européens étaient incapables de voir qu’aujourd’hui, le rire et la méfiance qu’ils distillent à tous ceux qui parlent de sécurité ne fait que cacher leur propre peur à eux.