De l’idéologie

Comment fonctionne le monde ?

C’est peut-être la question la plus récurante à laquelle doit faire face l’être humain, à côté des plus philosophiques « qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je ». Mais comme ces dernières questions, et à l’inverse de ce que prônent les philosophies orientales et occidentales, on ne cherche pas vraiment à leur trouver une solution. Non, car ici, ce n’est pas le chemin qui compte, c’est le but.

L’idéologie peut être interprétée dans ce contexte comme un point lumineux, un phare dans la mer déchaînée de nos interrogations; elle nous éclaire, ou plutôt elle nous aveugle, parfois si intensément que l’on est incapable d’apercevoir que le bâteau est déjà échoué sur une plage de sable, immobile, impotent. L’insecte a suivi la brillance, quitte à se brûler les ailes.

Des Icares, c’est ce que nous sommes parfois. Souvent même, trop souvent. Tendus vers le moindre effort, nous refusons de nous faire à l’idée que les choses ne sont pas aussi simple que prônées par une idéologie. Mais ce n’est pas l’idéologie qui m’intéresse en tant que telle, mais plutôt la portée pratique qu’elle revêt.

Car on épouse rarement une idéologie en tant que telle. En effet, cela requérait un *effort*, à savoir comprendre le fondement lui-même de l’idéologie, sont histoire, ses pères fondateurs, ses détracteurs, etc. Non, l’homme est par essence tendu vers le moindre effort. Aussi l’ersatz d’idéologie à laquelle on se réfère dans notre quotidien est-elle épurée de toute complexité : instrumentalisée, sa dilution permet de se *conforter* dans ses positions.

C’est de cela dont il s’agit : prendre des raccourcis vers le but recherché, la compréhension du monde. Peu importe d’incorporer l’idéologie en tant que telle, après tout la porte de sortie si pratique consiste à expliquer qu’on ne veut pas être dogmatique. Peu importe qu’on ne sache pas en quoi consiste le dogmatisme de l’idéologie suivie.

Ainsi, armées de quelques bribes éparses d’une idéologie, on se lance dans la justification de nos choix. On tente de faire coller l’idéologie à nos décisions, et non pas l’inverse. Le raccourci emprunté permet d’éviter d’aller trop loin dans la réflexion, de « se prendre la tête ». Après tout, réfléchir, ça fait mal.

Les votations européennes ont connu de plein fouet ce phénomène de raccourcissement idéologique. Si le phénomène nationalisto-populiste de l’extrême droite est bien connu, il est néanmoins assez nouveau de voir ce même phénomène de masse atteindre la gauche. Depuis la Chute du Mur, on n’y était plus habitué en Europe occidentale. Passé l’effondrement du Mur de Berlin, on a mis 15 ans à reconstruire un mur mental, cognitif, dans l’esprit apeuré des militants pseudo-gauchistes.

L’idéologie a ici pleinement joué son rôle : le monde extraordinairement complexe qui s’est ouvert depuis la fin de la Guerre Froide, avec ses incertitudes, son manque de bouc-émissaires, devient difficilement compréhensible. Qui sont les méchants ? Non, surtout ne pas se demander quelle participation nous-même avons dans ce monde. C’est le but qui est recherché, pas le chemin.

Les gauchistes du « non » ont été sincères; ils ont cru répondre à leur idéologie. Mais ils n’incorporent plus totalement une idéologie qui doute, qui est au moins aussi peu adaptée au monde post-Guerre Froide que les autres idéologies dominantes en politique intérieure. Aussi, il devient extraordinairement pratique de dire qu’un « non » permet de remettre en cause l’ordre établi. On refuse d’envisager le lendemain, ce qui compte, c’est de correspondre à son idéologie *aujourd’hui*. Manque de responsabilité de la gauche, reproche si courant depuis l’arrivée de Mitterand en France ? On peut se poser la question…

Ce qu’a dénoté ce « non », ce qu’il ne compte pas temps d’essayer de comprendre les choses, que d’essayer d’y répondre. Toute une ribambelles d’artifices réthoriques ont ainsi été mis au point, par une certaine gauche radicale, incapable de compromis (c’est pas très grave) mais surtout incapable de se projeter dans l’avenir (ça, ça l’est plus). History matters, on ne le dira jamais assez. Mais ici, elle ne comptait pas pour un sou.

Une certaine mauvaise foi inconsciente est dès lors patente; on ne veut pas écouter les arguments du camps d’en face, cela amènerait trop de remises en question. Ce qui importe, c’est de garder coûte que coûte une certaine cohérence auto-référentielle interne, bien qu’elle ne soit que le résultat du discours dilué idéologique pioché à droite et à gauche (enfin, surtout à gauche). Ca rassure, ça calme, ça permet de se persuader d’avoir fait le bon choix. Le but a été atteint, on a fait son devoir, sans jamais trop se mouiller.

Tas de cons.

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