• Publication publiée :6/10/2005
  • Post category:Cinéma

Akira Kurosawa

Mythe oublié au pays du soleil levant

Le 6 septembre 1998 mourut d’une crise cardiaque l’un des plus célèbre, pour ne pas dire le plus célèbre réalisateur nippon : Akira Kurosawa. Dans une indifférence presque totale, un encart dans les revues populaires, «l’Empereur» – surnom donné par ses pairs – s’est éteint. En 1971 il avait déjà eu à souffrir de l’incompréhension du grand public, et manque de peu sa tentative de suicide.

Akira Kurosawa avec des lunettes de soleilSa vie ressemble à une tragédie shakespearienne, et peut-être est-ce cela qui pousse à plusieurs reprises le maître à adapter des tragédies de l’illustre anglais. Il réalise ainsi en 1957 Kumonosu jô (le château de l’araignée), qu’il explore à nouveau en 1985, avec Ran, l’un des films possédant la plus belle photo de l’histoire du cinéma. Des paysages dégagés, des couleurs vives, une espace de liberté dans lequel le spectateur se plonge avec délectation : une ivresse de panoramas que Kurosawa réussit à transmettre à la manière d’un artiste, lui qui voulait se lancer dans une carrière de peintre. L’amour de la métaphore picturale est d’ailleurs présent dans tous ses films, atteignant son apothéose dans Yume (Rêves, 1990), une série de tableaux animés plus qu’un véritable film.

L’Empeur nippon démarre sa carrière sous l’égide d’un tout grand réalisateur, Kajiro Yamamoto, un maître qui reste cependant bloqué dans les standards régentant le cinéma japonais de l’époque, soit la théâtralité, le cabotinage : dans les années 30, le cinéma est un art en recherche d’identité, mais Kurosawa explose les standards de l’époque.

C’est en écrivant un scénario dans lequel il veut intégrer Toshiro Mifûne, acteur qui va devenir une véritable légende dans l’Archipel, que débute la carrière de Kurosawa. Il s’établit une relation symbiotique, qui devient légendaire dans le monde du cinéma. Chacun se sublime grâce aux talents de son comparse. La collaboration entre le réalisateur et l’acteur commence en 1948 avec Yoidore tenshi (L’ange ivre) et dure jusqu’au tournage de Akahige (Barberousse, 1965), où les deux hommes entrent en conflit sur la manière de jouer le rôle principal. La brouille dure vingt ans, et plus aucun film commun ne sera réalisé.

Aussi maniaque que l’illustre Kubrick – capables tous deux d’attendre des jours que les conditions météorologiques soient à leur goût, il partage avec celui-ci également le goût pour une caméra en retrait, où l’on suggère plus qu’on montre : le spectateur est ainsi libre de comprendre le film à sa guise, n’est pas «pris en otage» dans un dédale cinématographique d’où il ne pourrait s’échapper. Ainsi, son côté humaniste passe d’autant mieux, la misère n’est pas bêtifiante, n’est pas accablante : elle se présente au spectateur comme étant là, posée devant son nez, mais c’est à lui de choisir son degré d’implication. Cette dimension de l’art de Kurosawa se décèle dès son premier film, Sugata Sanshiro (Judo saga, 1943), décrivant avec lucidité le passage d’un art de combat, le jujitsu, à un autre, le judo, et cela en pleine ère Meiji. L’enjeu de ce film est la démocratisation de cet art guerrier réservé jusque là aux castes féodales ; en se popularisant, il prit un tout autre sens, se transformant en judo (la voie de la souplesse, en nippon). Les individus deviennent alors citoyens, et non plus sujets.

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Le XIXème siècle sera l’ère des Lumières au Japon, et le réalisateur japonais, grand lecteur des écrivains français du XVIIIème, tente de saisir la portée historique et l’impact que l’émancipation européenne aura au Japon, un siècle plus tard. Humaniste, il a cette phrase au sujet du cinéma : «les personnages de mes films essaient de vivre honnêtement et vivent plus que ce qui leur a été donné. Je crois que vous devriez vivre honnêtement et développer vos capacités au maximum. Les gens le faisant sont les vrais héros». Pour autant, il ne cesse de remettre en question l’approche de la misère, au fil de sa trilogie sur les bas-fonds : de l’incroyable Donzonko (Les bas-fonds, 1957), en passant par le formidable Akahige, il complète son étude de moeurs avec Dodes’ka-den (1970), où il pousse l’ironie jusqu’à montrer un peintre – son avatar – qui, tentant de saisir toute la tristesse de la pauvreté des ghettos nippons sur une toile, se fera traiter de «paysan» par un trisomique passant par là. Peut-on vraiment décrire la misère et, ce faisant, n’est-ce pas simplement pour se donner bonne conscience, semble-t-il dire.

Mais le cinéaste s’attaque aussi à des sujets plus anodins – au premier abord – réalisant Shichinin no samurai (les 7 samouraïs, 1954), histoire épique magnifiquement menée, de sept guerriers venant en aide à des villageois sans défense, et cela pour la mirobolante récompense de… rien du tout. Le film est adapté six ans plus tard à Hollywood, sous le nom de The Magnificent Seven (les 7 mercenaires) par John Sturges qui, refusant de créditer Kurosawa, perd un procès pour plagiat. C’est d’ailleurs toute la productions de westerns US qui est radicalement et irrémédiablement transformée par le cinéma de Kurosawa, inventeur du héro sale, barbu, et infréquentable ; entre Yojimbo (Le garde du corps, 1961) et Tsubaki Sanjûrô (Sanjuro, 1962), le cinéma de Sergio Leone est déjà tout entièrement posé, le personnage de Clint Eastwood est sur pellicule : Per un pugno di dollari (Pour une poignée de dollars) verra le jour en 1964, reprenant à outrance le cadre scénique fixé par le maître japonais. Les magnifiques duels entre samouraïs dans une ruelle, les plans larges sur les yeux des héros seront repris tels quels ; il ne restera plus qu’à faire rouler les bottes de foin au milieu du duel, et remplacer les sabres par des pistolets. La transposition la plus audacieuse reste celle de l’histoire de Kumonosu jô qui inspirera, de son propre aveu, Georges Lucas et sa Guerre des étoiles !

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Le réalisateur sera adulé par les plus grands du cinéma, mais dans l’Archipel nippon, son cinéma ne fit que peu recette. C’est pourquoi Spielberg produit Yume , ou que Georges Lucas et Francis Ford Coppola produisirent Kagemusha (L’ombre du guerrier, 1980). Les oeuvres de l’Empereur resteront peu rentables, mais néanmoins source d’inspiration intarissable. Son cinéma est aujourd’hui insuffisamment connu du public, qui le boude pour des raisons aussi futiles que le noir et blanc ne serait pas aussi esthétique ! Cet homme a transcendé notre condition humaine, aussi devrions-nous sans peine transcender la monochromie. C’est à ce prix que nous pourrons prendre la pleine mesure du cinéma occidental (et mondial), pénétrer le fond commun des films de Jim Jarmusch, Tarantino, Leone, Lucas, Spielberg, Kitano, Miyazaki, Zhang Yimou, et tant d’autres encore.

(copier-coller d’un article paru dans le HEI Comet n°2 de février 2005)

Pour aller plus loin : http://mathieu.perrin.free.fr/

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