• Publication publiée :22/10/2021
  • Post category:Suisse / UE

Chocs culturels et normativité sociale

Aux yeux du voyageur européen occasionnel ou du vacancier, le choc culturel se présent sous la forme d’odeurs, de paysages, de nourritures ou simplement de la lenteur que toute simple opération peut prendre dans un pays non-européen.

Ce n’est pas mon cas. Le choc culturel, lorsque je le ressens, provient de mes rencontres avec les Européens. Ils me rappellent mes racines, ma culture d’origine, dont j’ai prononcé la séparation de corps il y a des années. Une Française me demandât un jour si la nourriture, mes amis me manquaient. Décontenancé par une question que je ne me posais pas, j’ai laissé ma réponse flotter une bonne minute dans le silence avant de saisir le seul son qui me vînt et le fît franchir mes lèvres avec célérité : Non.

Non, car je ne me sens plus en phase avec une société de normes. Un ami camerounais m’avait ouvert la voie autrefois : « Vous les Européens, vous voyez les Africains comme des gens aux cultes bizarres et aux pratiques très ritualisées. Mais c’est vous qui avez des rituels pour tout ! »

Les normes intériorisées

Il faut sortir de sa condition européenne pour comprendre ce que mon sagace ami avait pu observer chez l’Occidental qui s’ensauvageonne en Afrique. Un couple d’Allemands, hébergés au Togo chez un autre ami, attendent leur hôte togolais toute la soirée. Ils ont faim, se désespèrent, l’appellent mais il ne répond pas. Ils se lamentent, les deux regardent leur assiette durant des heures avec la rage des affamées. Lorsque le Togolais se décide (enfin !) à rentrer au bercail, les deux Allemands se jettent sur lui comme des furies : « Où étais-tu ? Pourquoi ne répondais-tu pas ? On meurt de faim, tu nous avait dit que tu ne rentrerais pas tard ! »

Le Togolais s’ouvre à moi avec incompréhension: « Pourquoi n’ont-ils pas mangé ? Ils avaient faim, n’est-ce pas ? Peux-tu m’expliquer pourquoi, s’ils ont faim, ils ne mangent pas ? C’est quoi cette histoire d’attendre quand tu as faim ? »

J’ai été incapable de lui répondre. Les règles de bonne éducation sont des liens qui se tissent lors de la socialisation, lors de la prime enfance. L’Européen est emmêlé dans un réseau de normes sur lequel il avance avec l’assurance de l’araignée sur sa toile. Il les connaît par coeur, tire un fil avec une patte et en coup un autre d’un geste définitif : il ne les perçoit même pas. L’intériorisation des normes va de soit. Donc lorsqu’on demande à un Européen quelle logique le fait attendre un compagnon malgré sa faim, il vous répondra uniquement ce que ses parents/entourage lui ont inculqué dès son jeune âge : « Cela ne se fait pas, c’est mal élevé ». La socialisation est une évidence qui échappe à la logique, elle est culturelle, elle dépasse l’individu pour reposer sur des règles établies collectivement. Et l’Européen, au jeu de la collectivité, est certainement ce qui se fait de plus sophistiqué.

L’Europe, havre de l’Etre social par excellence

L’Européen de l’Ouest et du Nord vit dans le rêve communautariste des plus farouches utopistes d’une société protectrice. Ne pas avoir à se préoccuper pour sa prise en charge médicale en cas d’infarctus, être aidé gratuitement pour une désintoxication à une addiction, avoir une assurance chômage, une retraite qui permet de ne pas dépendre de ses enfants, ces avantages n’existent nulle part ailleurs qu’en Europe. J’ai moi-même repris des études universitaires à l’âge de 25 ans, bénéficiant d’une bourse octroyée par mon gouvernement pour le simple fait que j’avais travaillé jusque-là. Lorsque je l’explique à un comparse latino ou africain ces avantages, je vois autant d’incompréhension dans leur regard que dans ceux de mon ami togolais désemparé par des Allemands qui s’affament pour l’attendre.

Mais l’édification du Leviathan européen a un coût : l’Etat, en charge d’administrer les citoyens, doit pouvoir les contrôler. Et pour cela, il lui est nécessaire d’obtenir une certaine forme d’obéissance de sa population. Les politologues appellent cela simplement le contrat social, les sociologues un peu critiques l’aliénation de l’individu.  Car rien n’est censé échapper à un Etat qui protège : il doit construire hôpitaux et écoles, planifier les besoins selon les resources pour offrir les services que l’Européen considère « de base ». Il protège les démunis, encourage les ambitieux à s’élever, et tout serait pour le meilleur des mondes si… il n’y avait ces normes. Ces milliers de règles de savoir-vivre dans les sociétés à haute densité que sont les communautés européennes, où la tâche de socialiser les réfractaires n’est pas dévolue aux seules autorités : les citoyens, constamment, se réprimandent entre eux pour faire entrer le récalcitrant dans la rang. Les citoyens sont les agents de socialisations, embauchés par la collectivité pour faire respecter les valeurs sociales. On ne laisse pas entrer dans le bus une dame âgée ? Réprimande. Vous êtes en retard ? Réprimande. Vous êtes mal garé ? Réprimande. Et certainement amende, aussi.

Le monopole de la violence légitime, qui selon le sociologue Max Weber devrait être réservé à l’Etat et aux forces de l’ordre, est exercé par le citoyen lambda en toute impunité car ainsi est bâti le contrat social. L’interdépendance des citoyens est un élément-clé pour comprendre les fondements des Etats européens. L’Européen est l’être le plus social qui existe sur cette planète. La division du travail et la spécialisation aussi.

Le pacte faustien à l’européenne repose ainsi sur la soumission de sa liberté en échange de plus sécurité. Il faudrait être fou pour prétendre que l’Etat moderne européen, bâti sur les cendres de la folie de la Deuxième Guerre Mondiale, n’est pas couronné de succès. Il a sauvé des millions de vies, en Europe ou ailleurs. Sa mission consistant à créer une communauté de destins communs est insolante de réussite : l’espérance de vie à la naissance a augmenté, l’éducation universitaire aussi. Qui pourrait nier que la social-démocratie européenne a permis l’explosion d’une classe moyenne mieux éduquée et plus égalitaire ?

Mais Méphistos, le diable du conte de Goethe qui donne une nouvelle vie à Faust pour qu’il profite des joies de ses sens physiques, réclame son dû. La spécialisation à outrance de l’Européen, qui lui permet un rendement machinal et efficient, ne peut fonctionner que s’il sait exactement que ses concitoyens rempliront eux aussi leur part du marché. Il les surveille du coin de l’oeil, leur glisse subrepticement une remontrance lorsqu’ils s’éloignent de la norme. Le pacte social européen n’est pas un accord entre la population et son gouvernement : la démocratie est un pacte entre entre les citoyens pour former cette fiction nommée « Etat-nation ».

Chocs culturels

Lorsqu’on vit éloigné de cet interdépendance pendant des années, on ne la comprend plus tout à fait. En prenant du recul face à un édifice aussi complexe, on se surprend à apercevoir les fissures qui depuis le bâtiment ne se détectent pas. Je m’interroge sur la notion de respect, si centrale dans la culture égalitariste européenne : tout est respect. Arriver à l’heure. Manger en même temps que son associé. Bien parler. Peu parler. Ne pas parler fort. Etre à l’écoute. Demander régulièrement des nouvelles. Payer ses factures à temps. Couvrir ses épaules à l’église. S’habiller en adéquation au rendez-vous. Tout semble « normalisé » et « régularisé ». Croyez-moi, tout ceci n’a rien d’évident lorsqu’on vit dans des sociétés à plus faibles densité humaine, où la sophistication normative (c’est-à-dire un nombre de règles) est bien plus faible. Une communauté d’individus d’une centaine de personnes n’a que faire de savoir si la fourchette doit être à gauche ou à droite de l’assiette, elle mange, voilà tout.

Mes rencontres avec les Européens me font réaliser combien je suis sorti d’un monde aux normes sophistiquées. Je mange tout en parlant. Je mange la bouche pleine. Je me vautre sur un siège sans me préoccuper de mon apparence. Je préfère m’excuser que de demander la permission. Je me bats comme un chacal dans les foules devant les tiendas sans attendre mon tour.  Ceci risque de provoquer l’ire d’un Européen correctement socialisé, qui probablement se fendra d’un « mais quel sauvage ! » à la lecture de ces quelques lignes.

Le pacte de Méphistophélès repose sur la vente de son âme pour une meilleure vie (temporaire) matérielle. Il n’est pas anodin que Faust soit sauvé de la damnation éternelle par les prières de Marguerite, la femme qu’il a tant fait souffrir. La spiritualité sauve Faust de ses sens. Remis dans le contexte du pacte social européen, on peut spéculer que l’abondance matérielle nous rend quelques peu inhumain. Car ce n’est pas la sophistication qui rend heureux l’humain, sinon les Européens n’attendraient pas leurs prochaines vacances avec anxiété, pour se rendre précisément dans des contrés qui sont moins réglementées sophistiquées. Ils ne resteraient pas attachés à un job qui les rends malheureux, malgré qu’ils puissent toucher le chômage ou partir dans un pays voisin chercher un autre travail. L’Européen, qui a un temps à disposition pour ses loisirs qui feraient rêver n’importe quelle autre partie du globe, se préoccupe plus de savoir si ses concitoyens obéissent aux normes et si son voisin gagne plus que lui. Il a tout, mais il veut s’assurer qu’il ne parle pas la bouche pleine. Il se sent molesté par le contact physique, alors qu’il meurt de ne plus en avoir. Anxieux, paradoxal, porté sur le jugement, lorsque je rencontre mes compatriotes on peut se demander à quoi peut servir un pacte social aussi abouti, si c’est pour ne pas en faire usage.

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