Big Fish

Dans tout mensonge, il existe une part de vérité.

Jouons franc jeu : il m’est totalement impossible d’être calme, objectif ou dans un état mental serein requis pour l’écriture d’un commentaire cinématographique qui se voudrait neutre sur Tim Burton. Complètement déjanté, il fait partie de cette clique de réalisateurs qui, depuis Eisenstein, n’ont cessés de développer le vocabulaire et la grammaire du 7ème art. Il a compris, aux côté des Fritz Lang, Kubrick ou Welles, que le cinéma n’est pas simplement un montage de photographies superposées les unes sur les autres. Il existe un cadrage, oui, mais les interstices calés entre les scènes sont des univers que « quelques uns » ne savent exploiter; Burton fait partie des « quelques autres », raison pour laquelle il restera, sans doute, parmi les quelques 50 ou 100 réalisateurs qui auront marqués le XXème siècle, le siècle du cinéma. Souvent subversif, anti-conventionnel, sensible, il fait voyager un spectateur qui oublie à chaque fois combien il va cruellement souffrir, lors de l’immanquable retour à la réalité de fin de projection; le monde semble si monochrome, en comparaison, et manque tellement de merveilleux.

Son langage, c’est avant tout un univers féerique complètement décalé, burlesque, qu’il réinvente pour chacune de ses réalisations. Il cultive le goût du burlesque, qui avec Mars Attacks! atteint son paroxysme, dans cette folle histoire d’extraterrestres qui ridiculisent l’humain, jusqu’à qu’ils soient eux-mêmes victimes du mauvais goût (le easy listening qui leur fera exploser la cervelle). Il raffole également des côté morbides d’une histoire : Vincent, Beetljuice, Sleepy Hollow ou le récent Corpse Bride (le corps de la mariée) flirtent tous avec la grande faucheuse.

Big Fish, c’est un condensé de tout ce qu’aime faire Burton. Mais les contes ne sont pas ici suggérés, ils sont assumés, car ils sont un outil de communication entre un père et son fils. Plutôt que de parler d’un quotidien assommant et morne, Ed Bloom (le père) embellit ses expériences, transforme le banal en extraordinaire. Voulant vivre à 100 à l’heure, il oublie son petit boulot de VRP qui offre peu de sujets d’excitations à transmettre au coin du feu à sa progéniture.

Autre personnage principal – mais au contraire des contes, il est en retrait – la mort. Car c’est bien la mort qui est tapie au fond du bois, qui en constitue la trame, sans s’avancer – jusqu’au grand final. Ed Bloom est mourant, son fils Will veut combattre Thanatos en apprenant à connaître son père avant de le perdre. Malgré l’échéance, Ed, fidèle à lui-même, veut oublier la réalité de son état de santé, et poursuivra ses histoires fantaisistes. Il est de toute façon trop tard, trop tard pour changer de mode de communication, trop tard pour changer sa magnifique façon d’enrober la réalité d’un manteau de folie. Si les contes étaient, lors de sa jeunesse, un passage temporaire de l’autre côté du miroir, Ed a passé trop de temps dans l’ailleurs et a perdu définitivement pied avec la réalité. Il a perdu la clé, il a oublié le chemin du retour, mais il semble tellement heureux que seuls des sentiments comme la haine ou l’amour seraient suffisamment exigeants pour pousser un proche de demander à Ed d’oublier ses histoires.

Partagé en amour et haine, Will, présenté comme un adulte qui a refuse de se souvenir de sa capacité enfantine à voyager dans l’irréel, va exiger de son père une mise à nu de ses sentiments, de ses expériences. « Je ne sais pas qui tu es », lui lance-t-il. A force de broder un monde imaginaire, son fils a l’impression d’être en face d’un inconnu, qui ne parle jamais de lui mais d’un personnage fictif évoluant dans un monde proche du sien. Qui est vraiment son père ? De quoi a-t-il peur ? De l’ennui et de la mort, voilà la clé que lui livre son père, mais Will semble aveugle. Cette vérité est peut-être même la clé de lecture de toute l’oeuvre de burton : le conte représente le plus beau moyen pour s’évader et oublier, de tromper le temps avant de passer l’arme à gauche.

De toute facon, savons-nous réellement qui nous sommes ? Ne passons-nous pas notre temps à nous mentir à nous-même, à nos proches, à embellir des histoires vécues ? Nous nous mentons et mentons aux autres sans cesse, et ce que l’autre pense que nous sommes, ce n’est qu’un invention de notre propre réalité. Ed l’assume simplement plus que d’autres et paradoxalement, en mentant au vu et au su de tous, il est peut-être celui qui cache le moins la vérité.

Car les contes sont une extension de nous-mêmes. Ils en disent beaucoup plus que ne le feraient quelques mots creux et banals, en décrivant ce que nous voudrions de tout coeur vivre. Avant qu’Ed deviennent incapable de faire la part entre réalité et fiction, il ne cherchait qu’à pimenter sa vie, en ajoutant certaines expériences ressentie à l’histoire objective. Il mettait en exergue sa propre passion, ses sentiments, plutôt que de simplement « s’en tenir au faits » – comme il le reproche à Will. On ne peut nourrir son âme de faits, et que Will soit journaliste – métier représentant la recherche de faits – n’est pas le fruit du hasard. Ed a parcouru le monde dans un état d’esprit extraordinaire, positif, optimiste, et amoureux de la vie, voilà ce que traduisent ses histoires. Et si mourir ne lui fait pas peur, car rien n’est définitif, renier ses aventures (ce que lui demande son fils) signifierait enterrer tout espoir de continuer à vivre au sein de ses proches, à travers des histoires abracadabrantesques de géants et autres monstres de foire.

Will finira par comprendre tout cela durant la dernière soirée d’Ed. S’apercevant que les contes sont éternels, il racontera à son père, agonisant, comment il imagine sa future disparition : une transformation en carpe géante, après une course-poursuite effrénée. Émouvant moment, ou un fils explique comment meurt à son père alors que celui-ci trépasse. Acte d’amour fantastique, pour celui qui ne vie que par le biais des faits.

La scène finale explique encore mieux tout cela : Will, qui s’est transformé en conteur auprès de ses propres enfants, affirme à son fils que les grandioses aventures de son grand-père se sont bel et bien produites. Ed n’est pas mort, ses histoires vivront éternellement, dans l’esprit des petits-enfants.

Fuyant toute facilité, raccourci ou sentiment convenu, Burton est plus bouleversant que jamais. Big Fish est le film le plus conventionnel qu’il ait jamais réalisé, puisque l’histoire elle-même n’est pas un conte. Et pourtant, il émane de ce film une splendeur qui ferait de l’ombre à ses précédents films. Pas parce qu’il est dans l’univers réel, mais parce qu’il explique pourquoi il a choisi son monde intérieur à un quotidien moins exaltant. Burton la légende ne mourra jamais, il vivra dans l’esprit de ses spectateurs.

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