Mauritanie: Le coup d’Etat démocratique

A priori, on peut se demander ce que les termes « démocratique » et « coup d’Etat » peuvent bien avoir en commun. Quel sens peut-on trouver à une phrase composée de ces deux antinomies. Un coup d’Etat ne peut être démocratique, puisqu’il se solde immanquablement par un régime autocratique, voire oligarchique.

Vall en civilC’est pourtant en pariant sur la réussite d’un coup d’Etat de transition, un « changement » comme il préfère dénommer son acte, que Ely Ould Mohamed Vall renverse Maaouiya Ould Taya, au pouvoir depuis plus de vingt ans en Mauritanie. Jusque-là directeur de la sécurité du pays, il profite du départ de Ould Taya en août 2005, qui se rend aux obsèques du roi saoudien Fahd, et prend le pouvoir à la tête d’un junte. Il promet de remettre le pouvoir à la population « au plus tard dans 2 ans ». Personne n’est dupe, la communauté internationale, l’Union européenne et l’Union africaine, tous condamnent la prise de pouvoir contraire au droit international, et demandent à Vall de rendre les rênes. Et 19 mois plus tard, Vall et sa cohorte se retirent. L’ancien président a pris la peine de s’expliquer sur ce coup d’Etat lors de la 9ème et dernière journée du 6ème Festival international du film sur les droits humains.

Brève présentation de la Mauritanie, tout d’abord. Grande comme deux fois la France, elle est composée de 3 millions d’habitants, dont 1 million de votants. Elle est sous le régime d’un parti unique depuis son indépendance (en 1960), et connaît une succession de coups d’Etat jusqu’en 1984, année où Maaouiya Ould Taya prend le pouvoir. Il le perd en 2005, lors du dernier coup d’Etat (réussi). Le pays est majoritairement arabe, officiellement musulman (le pays se nomme « République islamique de Mauritanie ») ethniquement très diversifié, et fait partie depuis peu du club des Etats producteurs de pétrole. Ca n’en reste pas moins un pays très pauvre du monde arabo-musulman.

C’est dans un contexte qu’il décrit comme sans issue, qu’Ely Ould Mohamed Vall renverse le président d’alors. Il explique, en effet, que le « droit le plus élémentaire pour un peuple est de disposer de sa propre liberté ». Or, invariablement depuis l’indépendance, le régime du parti unique décide à la place du peuple. Chaque nouveau dirigeant décrétait, jusqu’en 2005, que « le peuple n’était pas prêt pour la démocratie ». Cette situation aurait pu se perpétuer sans fin.

« Nous avons décidé que cette situation devait être changée, et qu’il fallait s’attaquer au système. Plus qu’un problème d’homme, c’était un problème de système », explique l’ancien n°2 du régime. Et si Vall décide de révolutionner le système pour le bien de son pays, pour que le peuple puisse reprendre en main son destin, l’après-putsch est minutieusement préparé. La reconstruction du pays, une fois l’ancien despote renversé, doit répondre à deux impératifs : la concertation et le consensus. Tous les acteurs doivent être associés au processus (intellectuels, partis politiques, journalistes, population, ONG de tous les horizons), et ces acteurs doivent réussir à se mettre d’accord entre eux.

Le programme qui sera élaboré au fil des mois mettra en avant la nécessité d’avoir des mécanismes garantissant la bonne gouvernance, une justice impartiale, et que la démocratie soit le coeur de la vie politique mauritanienne. Le résultat, une constitution et des élections transparentes et équitables, a requis l’implication de toute la société du désertique pays ainsi que les « recommandations et financements de la communauté internationale », précise Vall. Ce processus inédit permit à ce que « la légitimité du pouvoir soit assurée, la société de mon pays s’apaise, la société civile se sente impliquée dans la vie nationale, la justice soit efficace, la presse soit libre, les partis politiques soient nombreux – à ce jour, entre 5 et 6 partis siègent au parlement », continue-t-il.

Moncef Marzouki, de la ligue tunisienne des droits de l’homme, un bourlingueur qui a rencontré beaucoup de dirigeants lui promettant un « processus démocratique », raconte sa surprise lors de son arrivée en Mauritanie : « c’est un exemple important pour tout le monde arabe. La démocratie s’est imposée dans l’un des pays arabes le plus pauvre, c’est un exemple pour toute la région ». Ayant passé la majeure partie de sa vie en Tunisie, un Etat où la liberté de la presse est inexistante et le bourrage d’urnes la règle, il n’en revenait pas, explique-t-il : « Les gens interrogés, dans leur grande majorité, ne me rapportaient aucun incident, aucune tricherie ». L’exemplarité de la Mauritanie lui tient à coeur, et le voilà à se prendre à rêver d’un transposition de ce processus dans son propre pays.

Premier – et seul – cas de transition d’un pays arabe vers une démocratie pleine et entière, l’expérience mauritanienne amène Robert Ménard, président de Reporters sans frontières (RSF), à expliquer que la Mauritanie est source de « remises en questions pour tout ce que nous croyions jusque-là. Peut-être que nos leçons sur les droits de l’homme ne sont pas si justes que cela », et que si le fond de la démocratie et ses valeurs ne devraient pas être remises en question, la forme que peut prendre une démocratie peut être adaptée à la culture du pays. Les exigences posées par l’Occident aux dictatures actuelles sont peut-être déplacées : si un coup d’Etat peut amener un pays à se transformer en démocratie exemplaire, il est peut-être temps de revoir bien des idéaux défendus jusque-là; et Ménard de se demander si, lorsqu’il condamna l’arrêt des élections avant la tenue du deuxième tour en Algérie – ce qui aurait permis aux Islamistes de prendre le pouvoir -, était si justifié que cela.

Tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes, n’est-ce pas ? Cela étant impossible, des éléments doivent nous être cachés; on ne saurait passer d’un système autoritaire à un système démocratique sans heurt. Même en Allemagne, la Chute du Mur et la réunification qui s’en est suivie ne s’est pas effectuée sans l’épreuve de l’amnistie – des corrompus -, des violences entre les financiers du processus – RFA – et bénéficiaires – RDA. La Mauritanie, qui prétend le contraire, doit forcément avoir des cadavres sous le placard. Ménard semble avoir perdu tout esprit critique en l’affaire, en dehors du lucide cri « ne revenez pas » adressé à Vall. Il est vrai que RSF a été pleinement impliqué dans la réalisation de la loi sur la presse; y a-t-il une relation de cause à effet ? Pour éviter une telle suspicion, RSF aurait dû rester dans son rôle de juge; en devenant partie, son objectivité sera sans arrêt questionnée.

Autre bémol, plus clairement exprimé, Marzouki présente une longue liste de critiques qu’il aurait entendu : ce sont les militaires du dernier coup d’Etat qui se cacheraient derrière le vainqueur de la présidentielle, l’impunité des précédents bourreaux rallume parfois des braises cachées, les journaux ne sont pas impartiaux, la corruption est loin d’avoir disparue, etc. Il se garde bien de formuler ces critiques en son nom propre; plus tard, en aparté, il explique que bien qu’il ait constaté des irrégularités, la Mauritanie est aujourd’hui le meilleur espoir pour le monde arabe.

Le cas mauritanien est porteur d’espoirs immenses, certes, mais il pose plus de questions qu’il ne donne de réponses. A vrai dire, les seules réponses concernent les activistes des droits de l’homme : tous ont fait du chemin, sont capables de placer leurs pions sur une table d’échecs, et de les laisser se faire manger pour faire un plus beau coup par la suite. Le temps où les militants fonçaient tête baissée dans l’idéalisme, faisant fi de toute stratégie, semble définitivement révolu. Le monde des droits de l’homme, encore jeune, s’est professionnalisé à toute allure. Il est capable de fermer les yeux sur quelques mineures broutilles, espérant des gains plus élevés pour le futur. Certains appelleront ça du cynisme; c’en est peut-être. Est-ce forcément un mal ? N’y a-t-il pas la place pour le doute ?

Les questions soulevées sont aussi nombreuses que fondamentales : peut-on accepter une violation du droit, le remplacement d’un gouvernement, si c’est pour installer une démocratie ? Doit-on pousser en toute occasion les revendications occidentales pour les droits humains, jusqu’au bout et sans égards pour les avis contraires ? Sur quelle base une démocratie peut-elle prendre racine ? A ce sujet, Ely Ould Mohamed Vall rappelle avec pertinence qu’il faudra attendre la IIIème République française – presque un siècle après la Ière – pour que la démocratie s’installe définitivement en France. Quelles leçons peut-on tirer de notre passé, et ce passé est-il transposable dans toute société, en tout temps, sans délai ? Ou encore, quel rôle accorder à la justice dans la réconciliation nationale, alors qu’on met en place des système de justice transitionnelle un peu partout en Amérique du Sud et en Afrique ?

Auteur d’un coup d’Etat, qui plus est ancien responsable des services de sécurité, le voilà qui est invité et prend la parole lors d’un festival consacré aux droits de l’homme. C’est sûr, certaines certitudes volent en éclats.

Après tout, les certitudes sont faites pour voler en éclats.

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