Joaquí­n José Martínez, un témoignage essentiel sur la réalité des couloirs de la mort aux USA

La peine de mort, tout le monde a son avis sur le sujet, variant entre l’inacceptable, « l’inacceptable mais » ou le carrément justifié. Le sujet est si sensible, si profond que tout un chacun se sente légitimé à se prononcer. Et souvent de manière tranchée.

Joaqui­n José Marti­nez était à Genève à l’occasion de la journée des villes pour la vie et contre la peine de mort, en ce vendredi 30 novembre 2007. Survivant des couloirs de la mort, son témoignage est essentiel pour dépasser les lieux communs sur la peine capitale. Il a séjourné dans cet enfer, enfermé entre quatre murs et sans aucun espoir de retour. Il n’aborde pas de manière théorique la chose. Du moins, il ne le fait plus : avant son chemin de croix, il était, comme tant d’Etasuniens, favorable au châtiment suprême. De par son éducation, son entourage, le poids des coutumes locales, il croyait qu’elle se justifiait, qu’elle n’était réservée qu’aux crimes les plus odieux, la seule capable d’assurer la protection de la société contre ses dangereux éléments.

Ce qu’il a vécu a battu en brèche ces idées. Lui-même condamné à mort à l’issue d’un procès bâclé, résultat du faux témoignage d’une ex-femme vindicative, il a ouvert les yeux sur un monde dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Des violeurs en série, des poseurs de bombe luttant contre les cliniques pratiquant l’avortement, des trafiquants de drogue, il a fait connaissance avec les bas-fonds de l’humanité. Avec terreur, il découvre des fous inconscients de leurs actes, mais aussi des innocents qui n’ont pas plus leur place derrière les barreaux que lui-même. Son quotidien sera peuplé de querelles mystiques, où notamment deux de ses compagnons de couloir débattent sans fin sur qui attendra l’autre auprès de Lucifer. Difficile d’imaginer que l’exécution ait jamais pu dissuader ces deux malades. Un troisième, avec qui il se lie d’amitié, décédera d’un cancer avant même d’avoir subit le mortel voltage de la chaise électrique; après avoir clamé son innocence treize ans durant, une analyse ADN révélera un an après sa mort que, non coupable, il l’était sans aucun doute possible. Le banal de Joaquín José, c’est d’évoluer entre fous et innocents, épicé de tortures administrées par des matons plus sadiques que ceux qu’ils surveillent, le tout servi dans un bol froid comme la mort. Ce qu’il a vu le changera à jamais.

Pourquoi ce jeune hispano-étasunien de 24 ans croupit-il en cachot ? Double meurtre. Un double homicide terrible, perpétré sur le fils d’un shérif et son amie. Celle-ci a subit tellement de mutilations que son corps était collé à la moquette lorsque les policiers le découvrirent. L’émotion est vive dans l’Etat de Floride, on veut un coupable, un bouc-émissaire, et vite. Et la réaction est à la mesure du crime, froide et inhumaine : Martinez est le meurtrier idéal, et sera condamné en 1997 (il a été arrêté en janvier 1996), avec des preuves plus que discutables. Le ciel – plutôt l’enfer – est tombé sur la tête de ce jeune homme d’affaire, très matérialiste et qui se croyait jusqu’alors invincible.

Au-delà des poncifs du genre, Marti­nez témoigne avec beaucoup d’émotion. Une émotion distante, qui transparaît plus qu’elle n’apparaît, et donc d’autant plus efficace. On se plaît à croire qu’on est en mesure de comprendre la profondeur de ses stigmates, mais c’est se mentir. Presque 6 ans enfermé, dont 3 avec l’épée de Damoclès de la chaise électrique pouvant s’abattre à tout instant, c’est une expérience qu’il est impossible de faire sienne. On peut s’immerger quelques minutes, voire quelques heures dans cette situation, mais l’oubli vient très vite effacer tous les signes dessinés sur notre plage du quotidien. Lorsque Marti­nez rêvait en cellule, il se réveillait en sueur au milieu de la nuit pour découvrir qu’il n’avait pas encore été mis à mort, l’image de la chaise électrique s’estompant peu à peu en quittant Morphée; ses cauchemars, depuis sa sortie, lui amènent à croire qu’il est toujours dans ce couloir, et qu’il n’a bénéficié que d’un bref répit. Il ne saurait dire laquelle des deux morts – brutale ou à petit feu – l’angoisse le plus. La terreur s’est incarnée comme un virus, qui pourrait prétendre de bonne foi le comprendre ?

Seul un battage médiatique sans précédent a sauvé sa tête. Premier Espagnol dans les couloirs de la mort (Joaqui­n José Marti­nez est né en Amérique du Sud de parents espagnols, et habitait jusque-là en Floride), l’Espagne puis rapidement l’Union européenne sont venues à son secours. Le roi d’Espagne, le pape Jean-Paul II, la mobilisation a été unanime. Politiciens, artistes, ou simplement citoyens, l’Etat de Floride, bourreau programmé, s’est rapidement retrouvé débordé devant tant d’indignation. En 2001, presque 6 ans après être entré en prison, il retrouve enfin le chemin de la liberté. Un second procès, sordide car l’accusation renonce à utiliser toutes les « preuves accablantes » (A savoir le témoignage de son ex-femme et de co-détenus à qui il aurait avoué son crime) qui lui avait permis de demander une sentence exemplaire, le lave de tout soupçon. Justice a été rendue, s’entendit-il dire, puisqu’il n’a pas été condamné. Justice ? Alors qu’on lui a volé 6 ans de sa vie ? Alors qu’il portera des séquelles indélébiles de son passage dans les geôles étasuniennes pour le restant de ses jours ?

Marti­nez ne demandera pourtant pas de dommages et intérêts pour l’erreur judiciaire. Pas parce qu’il pardonne – il réserve son pardon aux êtres humains, pas aux institutions – mais parce qu’on lui fait clairement comprendre que si il intente une action en réparation, revoir ses filles lui sera refusé. En effet, ses deux enfants issus du mariage avec son ex-femme (la même qui l’avait dénoncé) sont sous la garde de cette dernière. Aux USA, donc. Lui qui ne sait pas encore exactement où il partira pour tenter de reconstruire sa vie, il devra dans tous les cas passer les douanes de l’oncle Sam pour profiter de ses petites filles – un passage qui lui sera interdit en cas d’action judiciaire. Le marché, plutôt le chantage ainsi posé, il ne peut que l’accepter; on achète son silence en échange du droit de fréquenter sa progéniture.

Les seules armes qu’il ose brandir aujourd’hui, ce sont l’amour et le pardon.
L’amour, car au final c’est le seul moteur qui en vaille la peine. Carpe diem, profitons des amis de passage, des bons moments passés, car tellement de temps a déjà été perdu. Mais c’est un carpe diem à la manière du poète Horace, pour qui la jouissance du présent impliquait la conscience de son devoir. Martínez est conscient de son devoir, et aurait le sentiment de trahir ses compagnons de cellule ou ses moments de désespoir derrière les barreaux s’il venait à s’adonner intégralement au plaisir. Une partie de lui, son passé, le force à souffrir. Le lot de toute victime : le refus d’oublier.

Le pardon, car c’est le seul moyen d’obtenir l’amour. Le pardon est la seule fondation préalable à toute reconstruction; il n’est pas synonyme d’oubli, en aucun cas, mais s’il refusait le pardon à sa femme – qui le lui a officieusement sollicité (Aux USA, le parjure est très sévèrement condamné. Si sa femme se rétractait, elle serait immédiatement incarcérée. Elle a eu peur de revenir sur sa déposition, après premier procès, par crainte d’être elle aussi envoyée en prison, et risquant de laisser ses enfants sans père ni mère.) – il ne pourrait voir sereinement ses enfants. Le pardon est devenu le seul exutoire à l’horreur. Lorsqu’on lui demande comment, alors qu’il est opposé à la peine capitale, il répondrait à de « vrais » pédo-criminels ou tueurs en série, il explique qu’il a pardonné, il y a 4 ans, au meurtrier de son père. Son géniteur, l’un des principaux acteurs dans sa libération, fût en 2003 renversé par un jeune motocycliste roulant beaucoup trop vite : il mourra sur le coup. Sans espoir de révision du procès, cette fois-ci, Marti­nez fils, après un passage colérique, s’est résolu à pardonner le responsable de la mort de Martinez père. Un père qui lui a donné deux fois la vie; est-il nécessaire d’une démonstration plus forte du changement intervenu dans celui qui croyait aux vertus de la peine capitale ?

Pardon et amour, on se croirait embarqués dans un mélo de bas étage, à la morale consensuelle. Le rescapé met alors en garde son audience : la loi du happy end hollywoodien, si rassurante, ne saurait être plus éloignée de sa réalité. Il n’a pu profiter que deux ans de son père, et soutient autant qu’il le peut sa mère. Il tente d’être aussi proche que possible de ses deux filles, mais n’arrive à les voir que 3 fois l’an. Bien que témoignant sans cesse, il occupe un emploi dans le monde de la presse; les moments privilégiés avec sa compagne son rares, et ne peut avoir d’amitié suivie, il n’en a pas le temps. Salarié, compagnon, père, fils, et surtout témoin des dérives judiciaires, les rôles qu’il doit assumer sont multiples et contraignants. Ce qui le pousse à dépasser la peur de ne pas être à la hauteur, c’est bien évidemment la conscience d’être libre, ainsi que la volonté de ne plus perdre une miette de la vie. La galette n’est que trop entamée, sans qu’il ait pu en profiter.

Le banquet de la vie se résume pour bien des convives à du pain sec et de l’eau. On peut discourir pour savoir qui peut se servir ou non. Sur une base idéologique, selon les reportages visionnés, des faits divers abondamment distillés, mais rien ne remplacera la trace authentique laissée par un tel témoignage. Joaqui­n José Marti­nez était incarcéré pour un crime qu’il n’avait pas commis, a perdu des années de sa vie que jamais il ne retrouvera, et a fréquenté d’autres innocents retenus eux aussi pour mise à mort. Parlons de la peine de mort, mais parlons-en bien. En tenant compte des erreurs judiciaires. En ayant à l’esprit la réalité de l’incarcération. Sans angélisme ni froideur inhumaine. En écoutant ceux qui ont dansé au bord du gouffre, et qui par miracle n’ont pas chuté. Si les arguments contre la peine de mort ne sont pas suffisants, écoutons au moins ceux que l’on est si pressé d’envoyer à l’échafaud.

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