Cet article se veut une réponse non pas point par point, mais générale à ce discours. Il n’a pas pour but de tourner en dérision l’auteur, car les hommes défendant ainsi le libéralisme sont rarement de mauvaise foi. Mais lorsqu’il s’agit d’exposer ce qu’est le libéralisme, la tentation d’en appeler aux pères fondateurs est si grande qu’une cécité idéologique vient fausser la bonne foi de départ.
Pourquoi le libéralisme économique doit-il être combattu, comment est-ce que la gauche s’adapte aux défis comtemporains, je vais tenter de répondre brièvement aux critiques théoriques et pratiques de M. Jacques de Guénin. Histoire de « donner des armes », comme dirait celui-ci, pour combattre l’idéologie libérale.
En premier lieu, Jacques de Guénin refuse les étiquettes encombrantes d’anti-social, d’égoïste ou encore d’avide de profit, simplement parce qu’il se déclare libéral. Il souhaite recadrer les concepts utilisés, les buts poursuivis par les libéraux. Pour faire simple, il a pour objectif d’expliquer que « les anti-libéraux n’ont pas le monopole du coeur », pour reprendre la célèbre formule. Soit, mais on se doit de rétorquer immédiatement que les libéraux n’ont pas non plus le monopole de la liberté. Pour quelqu’un qui tourne en dérision – à juste titre, il faut le reconnaître – la méconnaissance des militants « anti-libéraux » des valeurs originelles du courant libéral, il semble oublier – à dessein – que la gauche n’est pas totalitaire, et que la pensée libérale structure grandement la réflexion socialiste. Pour l’anecdote, ne parle-t-on pas de « gauchistes irresponsables » pour qualifier les hommes à l’origine d’un certain libertarisme post soixante-huitard occidental ?
Avant d’aborder l’aspect théorique de la réponse à M. Guenin, on se doit de faire l’observation fondamentale suivante : les recettes néo-libérales économiques n’ont pas, loin s’en faut, été efficaces en Occident. Au sortir des 30 Glorieuses, l’apparition du chômage de masse a décrédibilisé les keynésianisme tant abhorré; mais n’oublions pas que le néo-libéralisme de Hayek et Friedman (des Chicago boys en général) a été la réponse apportée par les gouvernements anglo-saxons dans un premier temps, puis dans toute l’Europe dans un second.
L’Occident, avec une variation de degrés – parfois élevée – est dans un cadre d’échange mondial, avec des structures légales qui sont infiniment plus néo-libérales aujourd’hui qu’au début des années 70′. Et pour quel résultat ? Chômage structurel, inégalités salariales hors normes, entreprises aux ramifications financières et politiques si énormes qu’elles peuvent à elles seules faire plier un Etat. Sous un angle purement pragmatique et expérimental, personne ne peut oser prétendre que les inégalités ne se sont pas accrues durant ces 2 à 3 dernières décennies : les indicateurs de PIB ou de PIB/hab. étant biaisés, si l’on se réfère à la place au différentiel riche-pauvre (la courbe de Gini), on constate des écarts plus importants chaque année. Dès lors, toute cette théorie pour quoi ? Affirmer que c’est à la pratique de se plier à la théorie ? Sortons de ce dogmatisme dangereux. Pour n’en attaquer que mieux le cadre théorique libéral.
Quelques brefs rappels choisis de la doctrine libérale en préambule : l’échange est la source de tout richesse (Adam Smith), et dans une société de gentlemen, qui ne nécessite l’Etat que dans des situations exceptionnelles (Etat veilleur de nuit, Etat facilitateur), l’homme est naturellement pacifique et digne de confiance (John Locke). Un Etat chargé de faire respecter des gentlemen agreements, on se demande dans quel monde utopique vivent les libéraux, pour que Jacques de Guénin puisse avancer sans sourciller que « l’on constate bien que la confiance règne dans les sociétés libérales ». Au moins, cette affirmation a le mérite de démontrer que M. Guenin considère bel et bien que les sociétés occidentales sont suffisamment libérales pour être « confiançophiles », ce qui nous renvoie aux remarques expérimentales précédentes. Et pour soutenir de telles positions, durant une période où l’on en est à se demander s’il ne faut pas mettre en place des systèmes plus poussés de vérification des comptabilités (affaires Enron et Parmalaat, pour ne citer que les plus grosses), il faut avoir du courage.
L’idée-maîtresse que la concurrence règle tous les problèmes est dès lors bien entamée, lorsqu’on refuse que l’hypothèse de travail voulant que l’honnêteté et la bonne foi guident les actions des hommes et des entreprises. D’abord, parce que l’Etat ne peut plus contrôler les multinationales – pour les raisons précédemment abordées – et remplir le rôle de facilitateur préconisé par les libéraux. Ensuite, parce que les barrières à l’entrée se sont multipliées au fil du temps. Entre les monopoles naturels et les investissements gigantesques à fournir pour se lancer dans une concurrence devenue internationale, les conditions d’une compétition égale (au sens formel) ne sont pas réunies. Des exemples comme celui de Microsoft, puisant dans des réserves sans fond pour alimenter sous perfusion son concurrent MacIntosh, ou achetant à tour de bras toute technologie informatique susceptible d’être concurrentielle, démontre bien l’utopie d’un monde aux chances entrepreneuriales égales. Et cela, alors même que l’on parle du secteur le plus dynamique et le plus grand – devant l’automobile – au monde, l’informatique. Domaine par excellence où tout va plus vite, où la souplesse est totale en raison des nouvelles technologies, il est inquiétant de voir la tournure monopolistique et non concurrentielle que le secteur a pris.
Une épine dans le pied de toute la théorie libérale, que rapportent régulièrement les médias; mais il est vrai que ceux-ci « sont à 80% aux mains des gauchos ». Un peu plus à droite, on n’aurait pas eu peur de dire « aux mains des juifs ».
Par la suite, Jacques de Guénin se plaît à faire une lecture de l’histoire française partielle mais surtout partiale; sans vouloir rentrer dans des « batailles de leaders », on peut s’étonner qu’il oublie que les droits de la femmes ont été introduits par la gauche (Lénine, même), que les libéraux français ont combattu contre le suffrage universel durant tout le XIXe siècle (la liberté, oui, mais pour les riches), que le début du socialisme en tant que doctrine politique est l’oeuvre d’un patron anglais, Robert Owen, et surtout que la révolution bourgeoise de 1789 sera aussi le patron de toute la réflexion socialiste…
Il est toutefois de bonne guerre, selon qu’on soit de tendance libérale ou socialiste, de tirer la couverture sur ses propres mythes fondateurs. Mais aller jusqu’à imputer le nazisme au socialisme, est d’une rhétorique abjecte; un dictateur reste un dictateur, les orienter idéologiquement de manière artificielle à gauche ou à droite est une lecture de l’historique inadmissible. Staline n’était pas plus socialiste qu’Hitler. Associer personnalisation du pouvoir et socialisme décrédibilise M. Guénin, qui explique que « le culte de l’Etat aboutit aux [..] dérives abjectes, comme la Terreur en France, le National Socialisme – c’est à dire le nazisme […] ». La référence « National Socialisme », appuyée dans le texte, donnerait presque envie d’aller quérir l’avis d’un néo-nazi sur le socialisme, et du lien qu’il voit entre cette idéologie et sa vision du fascisme.
Vient ensuite le sempiternel dilemme : que privilégier, l’égalité formelle ou matérielle ? Ayant déjà établit que la première, seule digne d’intérêt pour les libéraux, rencontre des ratés monumentaux (la concurrence est par trop inégale), interrogeons-nous sur la seconde : y a-t-il vraiment encore des partis (d’importance) réclamant une égalisation uniforme, ou est-ce que le libéral se battrait contre des moulins-à-vent, sur lesquels aucune force éolienne ne souffle plus depuis la Chute du Mur de Berlin ? L’ennemi communiste, éternel épouvantail de l’extrême droite et des libéraux, était autrefois commode, incarnant un raccourci idéologique capable de faire passer toutes les pilules. A croire que personne n’a digéré « la fin de l’histoire »…
De plus, notons avec humour que M. Guénin voit avec acuité le problème du freeriding (les profiteurs), mais dont il se débarrasse avec un « contrôle mutuel »; à ce stade de la réflexion, avec des mécanismes d’auto-contrôle, l’Etat est-il si différent de ces sociétés ? N’est-il pas simplement l’une d’entre elle ayant évolué pour régir tous les domaines sur toute l’étendue nationale ?
Non, car « l’Etat tue la compassion ». Et il faudrait être d’un dogmatisme avancé pour ne pas partager cette conclusion avec Jacques de Guénin. L’Etat dépersonnalise l’action mutuelle, distend les relations interpersonnelles. Composé d’armées de fonctionnaires qui se fichent éperdument du rôle éminemment citoyen qu’ils ont à accomplir, rarement préoccupés par le service à la population qu’ils ont à fournir, la taille qu’ont atteint les Etats au fil des décennies est incroyable, et responsable peut-être en partie de leur dépersonnalisation. Mais ce n’est certainement pas une atomisation du corps social qui changera cet état de fait.
Les racines libertaires, la confiance en l’homme – bien que trop extrême – sont des valeurs que tous se doivent d’incorporer et de respecter. Et les méthodes dictées par une science inexacte et ascientifique – l’économie – doivent être combattues avec une conviction dictée par la lucidité et l’observation personnelle. L’homme n’est pas une équation.