• Publication publiée :6/1/2006
  • Post category:Politique / USA

L’Irak face à la guerre civile : « je vous l’avais bien dit »

A un enfant qui, malgré les mises en garde parentales, se serait renversé la casserole d’eau bouillante sur les genoux, on lancerait un « on vous l’avais bien dit ». Dans le cas de l’Irak libéré de Saddam Hussein par les USA et pourtant en pleine guerre civile, il serait malavisé de faire montre d’un tel paternalisme.

Il n’empêche : les nombreuses mises en garde des intellectuels arabes réfugiés en France, des spécialistes moyen-orientaux, des politiciens opposés à l’invasion de l’Irak, avaient été superbement balayées et dédaignées par la ‘coalition’ étasunienne. Elles se sont toutes – ou presque – aujourd’hui produites : au premier chef, au niveau intérieur, la guerre civile.

Les médias sont frileux quant à l’utilisation de ce terme, alors que d’autres n’hésitent pas à parler de guerre de basse intensité pour les récentes émeutes en France, dispersées, sans revendication, sans hiérarchie, sans morts – morts qui serait lié à un affrontement entre forces légales et irrégulières. Et pourtant, depuis la chute de Saddam Hussein, le nombre de morts par attentat-suicide s’allonge avec la régularité d’un métronome : à cette constance s’ajoutent les pics, comme la journée d’hier qui a vu plus d’une centaine d’Irakiens mourir. Le ministère de l’intérieur irakien a récemment annoncé que pour l’année 2005 plus de 5’700 irakiens étaient morts, chiffre auquel il faut ajouter 1’702 insurgés morts (non compris dans les statistiques) et plus de 8’300 blessés. Ce qui nous donne le résultat effarant de plus de 20 morts/jour et 22 blessés/jour.

On me faisait remarquer récemment qu’une guerre civile était averrée principalement lorsque les factions rebelles étaient précises et identifiables; je dirais pour ma part qu’il n’y a pas un type de guerre civile, mais plusieurs, et que l’utilisation de la terreur dans le cas irakien remplace aisément la formation d’armée régulière. D’ailleurs, l’Irak est même devenu le premier lieu d’entraînement du terrorisme au monde, aujourd’hui; lieu formateur d’un nouveau type de conflit, face auquel les forces régulières irakiennes sont complètement démunies. De plus, les « revendications » terroristes sont claires : instauration d’un Etat islamique, et sortie immédiate de toute présence étrangère. Il y a un plan, il y des guerriers, il y a des morts tous les jours : et on hésite à parler d’une guerre civile ?

En somme, les Irakiens ont une guerre civile sur les bras opposant – schématiquement – pro-étasuniens vs. anti-étasuniens, mais aussi chiites vs. sunnites, après les espoirs d’union nationale. La condamnation après chaque attentat de la « sauvagerie sunnite » par les responsables politiques chiites n’augure rien de bon; et pourtant, il faut tenir compte que les sunnites, grands absents des précédentes législatives, se sont présentés en masse lors des élections du mois de décembre. C’est ici, en réalité, en majeure partie le résultat des attentats-suicide : souvent aveugles, ils tuent régulièrement – et même parfois sciemment – des chiites comme des sunnites, ce qui a pour effet, au grand dam des chefs de guerres, de pousser les communautés à jouer le jeu électoral.

Peu avant la guerre, les critiques fusaient quant au manque de préparation étasunien, leur manque de plan réaliste sur la reconstruction de l’Irak, les risques de partition de l’Irak, etc. (Et cela, sans aborder même les risques pesant sur tout le Moyen-Orient, chose que je n’aborderai même pas ici). Les USA n’en avaient cure, le pays avait pour ambition de

remettre en douze mois l’économie irakienne au niveau où elle était il y a plus de vingt ans, avant la guerre contre l’Iran. Il faudra réparer les routes, les ponts, les centrales électriques, les écoles, les aéroports, les hôpitaux et faire fonctionner l’administration. Le plan de reconstruction du gouvernement américain est détaillé dans un document confidentiel d’une centaine de pages dont les grandes lignes commencent à transparaître.

Source : Le Monde, mercredi 26 mars 2003

Il est vrai que l’optimisme démesuré – naïf – est une qualité proprement étasunienne. Mais le cumul des erreurs, avec peut-être LA plus grande, que fût la dissolution de la Garde Nationale irakienne. Faisons fi du mensonge éhonté que fut l’attaque pour des raisons de possession d’Armes de Destruction Massive (ADM), et acceptons le bien-fondé moral de l’invasion : il fallait mettre hors jeu Hussein. Mais pourquoi le faire hors de l’ONU, de manière si précipitée, et après avoir laissé 12 ans le dictateur au pouvoir ? Olivier Roy, l’un des plus grands spécialistes français du Moyen-Orient, qui penchait d’ailleurs pour l’intervention, avertissait déjà :

La guerre sera de courte durée, mais l’après-guerre sera autrement plus problématique. D’abord un flou sémantique entoure la formule de l’objectif affiché : «un Irak démocratique et stable». Pour les Kurdes, par exemple, la démocratie c’est un Kurdistan libre, autonome sinon indépendant. Pour les Arabes, démocratie veut dire souveraineté nationale. Dans une mosaïque ethnique comme l’Irak, la reconstruction sera-t-elle aussi périlleuse qu’en Afghanistan ? Là où le bât blesse, c’est que les Américains ne voient pas que la démocratie est forcément portée par le nationalisme.

Source : Le Figaro, samedi 22 mars 2003

A noter que monsieur Roy était l’un des rares à ne pas prédire de résistance armée et organisée à l’invasion US, alors qu’Antoine Sfeir (des « Cahiers de l’Orient ») et bien d’autres prédisaient des combats urbains « rue par rue ». Ce qui devrait renforcer, s’il en est besoin, les prédictions d’Olivier Roy. Il n’a jamais cédé à la tentation d’étasunophobie, à laquelle se sont laissés aller d’autres moins professionnels.

La guerre et l’après-guerre ont été extraordinairement maladroitement gérées par les USA; la seule mise-en-garde qui ne se soit pas concrétisée, à ma connaissance, c’est l’implosion du kurdistan turc; peut-être parce que dans cette région, diront les mauvaises langues, la stabilité ne dépendait pas de l’administration de Washington. Pour toute justification ou presque, on s’invente un ennemi : laissant planner dans un premier temps le doute sur un Saddam Hussein qui aurait été à l’origine des attentats du 11 septembre, la relève sera plus ou moins prise par la France, qui incarnera une « lâcheté séculaire face à l’ennemi ». Et d’oublier dans la foulée l’Allemagne (premier pays à avoir pris position contre une guerre en Irak, dès la fin de l’été 2002), la Russie et la Chine, qui s’opposaient également à ce que l’Oncle Sam s’aventure en Irak. Mais comme le cinéma hollywoodien nous l’explique, il ne faut qu’un seul méchant à la fois : si il y en a plusieurs, ça complique la chose, et il devient difficile d’obtenir l’unanimisme nécessaire à une guerre. (Ce phénomène est d’ailleurs également perceptible avec Zarqaoui, propulsé chef de tous les attentats en Irak, et Bin Laden, à l’origine de tous les maux de la planète).

Comme tout le monde, j’espère que l’Irak se rapproche d’un équilibre, un terme trop souvent mis en avant en Europe, et pas assez aux USA. Mais si, contre toute attente, l’Irak se stabilise, la population apprend à vivre en paix et on se débarasse des usines à fabriquer du terroriste, il faudra se souvenir qu’il y avait des moyens plus mûrs, plus réfléchis, à cette guerre. Si au contraire, l’Irak continue de s’enfoncer dans sa guerre civile, la tentation sera forte de lancer un « on vous l’avait bien dit » aux Etasuniens. Espérons au moins que la quantité invraisemblable d’erreurs commises, ces deux dernières années serviront d’exemple dans le futur. Et qu’on oublie aussi vite qu’il a été (re-)créé le concept de « guerre préventive ». Dont on ne parle étrangement plus…

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