American tabloïd, ou comment mettre les USA à poil

A 100% un putain de bon bouquin

Cent, c’est le nombre de coups de poignards assénés par autant de chapitres dans le livre de James Ellroy. Sang, c’est le liquide chaud et humide qui se répand tout le long de ce putain de bon bouquin, et qui passerait presque pour le personnage principal. Sans, c’est la préposition qu’il faut coller juste avant le mot « illusion », le tout ainsi construit caractérisant le mieux les personnages d’American Tabloid, des individus à la recherche d’un sens à leur vie. Après avoir avoir englouti le Dahlia noir, c’est avec ardeur que je souhaitais goûter au sombres délices d’un autre polar d’Ellroy. Et quelle ne fut pas la surprise de découvrir un livre… pour adultes.

Car Ellroy a mûrit à une vitesse qui laisse pantois. En moins de dix ans, sa patte, sauvage et vulgaire – style très à la mode depuis une ou deux décennies – a été domptée pour faire atteindre des sommets à sa littérature. La plume est brute, sans concession, tout comme les protagonistes de cette histoire. Un vocabulaire argotique, de zonard mal embouché, pour mieux plonger dans les bas-fonds de l’âme humaine. Au fil des pages tournées, la complexité de l’écriture et personnages s’impose au lecteur. Au fil de la lecture, le style efficace d’Ellroy, composé d’un savant mélange de répétitions, de phrases courtes et d’un langage à ne pas mettre sous tous les yeux, convainc qu’il s’agit bel et bien d’une pépite qu’on est en train de lire. Un rythme de mitraillette qui laisse le lecteur K.O., qui le pousse à retenir sa respiration lorsqu’il tourne les page. Avec Ellroy, il faut se souvenir de reprendre son souffle de temps à autre.

Les trois putains de mousquetaires

Kemper Boyd, Peter Bondurant et Ward Littell sont les trois personnages principaux et récurrents d’American Tabloid. Trois personnages qui semblent aux antipodes les uns des autres, avec respectivement un agent du FBI astucieux et calculateur, un criminel endurci et désespéré, et encore un agent du FBI, mais raté et pathétique. Tous les trois sont une clé de lecture du roman, des pistes de compréhension d’un Ellroy qui veut déniaiser le mythe d’une Amérique pure d’avant l’assassinat de JFK :

L’heure est venue de démythifier toute une époque et de bâtir un nouveau mythe depuis le ruisseau jusqu’aux étoiles. L’heure est venue d’ouvrir grand les bras à des hommes mauvais et au prix qu’ils ont payé pour définir leur époque en secret.

L’écrivain veut tailler dans le gras les illusions romantiques, et pour ce faire, il dégaine avec brio Kemper « wannabe Kennedy », Pete « l’assoiffé d’amour », et Ward « l’anguille ». Chacun a son propre parcours, ses propres espoirs, ses propres peurs. Tous chassent sur les mêmes terres, et l’affrontement des idées et des envies est inévitable. Le choc est assourdissant, dans ces Etats-Unis qui dansaient encore le bien naïf twist, et tous ces personnages en ressortiront changés. Mais aucun n’était vraiment « pur », dès le départ.

Kemper, un homme au moral d’acier et à l’intelligence hors du commun, va donner tout son sens au mot imbroglio : d’abord agent du FBI chargé d’infiltrer les Kennedy pour le compte de son directeur (J. Hoover), il sera progressivement agent double (sous la responsabilité de la CIA, désireuse d’envahir Cuba), puis agent triple (engagé par la Mafia), puis quadruple (pour son propre compte), puis… on perd le compte. Les allégeances sont si compliquées, mais si plausibles dans le monde torturé de Kemper, qu’on reste étonné devant l’ingéniosité d’un bonhomme qui réussit à tenir des années des pactes aussi opposées que ceux passés avec Robert F. Kennedy (le frère de JFK) et avec Jimmy Hoffa, grand ponte du crime d’après-guerre, ennemi juré de Bobby « le pur » Kennedy. L’agent du FBI poursuit un quête vouée à l’échec : à la recherche de la respectabilité, il ne cessera de s’en éloigner, en raison de ses méthodes et ententes de gangster. Kemper représente l’une des dichotomies majeures du bouquin : celle des mariages contre-nature, qui a pour apogée la découverte par Robert Kennedy que son père, Joseph K., est le principal usurier de la Mafia US. L’ambition le consumera, il sacrifiera l’amour sur l’autel des Kennedy : il abandonnera sa fiancée, en échange d’un travail au service des Kennedy.

Celui qui entre en piste dans le récit avec le plus d’assurance et de respect, sera celui-là même qui finira le plus bas, rejeté de tous, répudié par sa fille, raillé par son modèle – JFK – dans une bande audio, et tué par son meilleur (son seul) ami. Il serait toutefois vain de chercher à en tirer une morale, puisque, malgré ses manipulations, extorsions, meurtres, il reste le seul a garder quelques principes, ou même en acquérir (son « entêtement » pour la cause des Noirs, dans une période dépeinte comme profondément raciste) : il sera également le seul à mourir…

Au moins aussi complexe, Pete fait l’ouverture du livre, et en fera également sa conclusion. L’homme qu’Ellroy présente comme une brute épaisse, va progressivement faire montre d’une intelligence épatante, d’un manque élevé de pitié, mais aussi d’un irrépressible besoin d’amour, de diverses peurs et même de remords. Contradictoire, il l’est comme tous ses acolytes. Il devra sa survie à celui qu’il essaie de tuer, il s’alliera au gré des circonstances, comme tout opportuniste qui se respecte. Mais « le Grand Pete » sera celui qui changera le moins, à savoir que si il pactise avec la CIA, il ne roulera jamais pour les Kennedy, qu’il respecte vaguement mais ne soutiendra jamais. Bien qu’il serait erroné de voir les Kennedy comme la face éclairé et la Mafia comme le côté sombre des USA – JFK est un coureur de jupon infidèle et peu préoccupé par les individus – les grands traits sont toutefois là : soit on est du côté de la loi, soit on ne l’est pas. La Mafia doit son existence au franchissement de cette barrière, et sa pérennité est assurée par l’illégalité de ses actions. Les deux mondes antinomiques représentent donc cela : le légal et l’illégal, et non le juste et l’injuste. Et dans ce monde, Pete restera indécrottablement du côté de l’illégal. Il restera fidèle à son manque d’idéal, reconnaissant sans broncher avoir dessoudé plus de 150 personnes. Cela, peu avant de trouver l’âme soeur, une fille-appât dans ses combines d’extorsions, mais aussi sa futur femme. Pete est un maquereau dans l’âme, qui n’a toutefois pas eu à faire le pacte de Faust : il n’avait rien à vendre.

Ward, il est putain d’intéressant

Peut-être le personnage le plus intéressant, parce qu’intriguant et évolutif, est Ward, qui s’ennuie à mourir dans son boulot : il surveille des communistes et affiliés, dans une période pas encore sortie du McCarthysme. Écoutant des confessions sans intérêt, il raille la peur du péril rouge, prétexte qui permet aux mafieux de détourner le regard du crime organisé. Et le crime organisé, il en raffole. Raison pour laquelle il voue une admiration au représentant de la loi – Robert « Bob » Kennedy – et fera tout, y compris compromettre sa carrière, pour l’aider dans sa lutte contre la Mafia.

Pas de compagne, un job à ses yeux insipide, il se lance alors à corps perdu dans la surveillance de la pègre, se créant un réseau d’indics. Certains mourront à cause de ses maladresses, mais il réussira à accomplir son objectif – mettre la main sur les livres de comptabilité parallèle du syndicat mafieux. Et alors qu’on s’attend à l’accomplissement de sa vie, ce n’est en réalité que le fond du gouffre qu’il touche, puisque Bob Kennedy, embarrassé par l’aura de pro-communiste qu’il dégage (savamment construite par Hoover, détestant Ward), refusera toute collaboration avec le précieux anti-mafieux. Dès lors, tout bascule chez Ward, l’échelle de ses valeurs se retrouve mise sans dessus-dessous : viré du FBI, interdit officieusement d’exercer sa formation première d’homme de loi, rejeté de tous, il deviendra un avocat zélé et compétent de la Mafia. Il ira même jusqu’à utiliser les documents acquis au péril de sa vie, pour s’assurer une place au soleil et se faire mieux accepter par les parrains : il rendra les livres de comptabilité à ceux-là même qu’il avait dépouillé. Ces documents représentants son ancienne vie, il s’en sépare par ambition, mais aussi pour enterrer son ancienne vie.

Suivant son bonhomme de chemin, il tuera ses idéaux légaux (les Kennedy), les combattants sans relâche, prévoyant l’assassinat JFK, et assassinant lui-même sans meilleur ami : Kemper Boyd, l’homme qui lui a tout appris. Et regardant si « tout en valait la peine », lui qui travaille pour un vampire – Howard Hugues, il réalisera peut-être l’ampleur de son avilissement. Le prix de sa compromission, lui qui contrairement à Pete, est en porte-à-faux avec son être profond. Pense-t-il même devenir Howard Hugues plus tard ?

Ce personnage est sombrement délicieux, peut-être parce qu’il a un vrai parcours initiatique, mais dans la plus pure tradition des romans mafieux : il s’initie au crime, à l’illégalité. Suintant d’idéalisme en début de chemin (mais sans pour autant être niais), il arrive se présente dans les dernières pages comme ayant accompli une métamorphose radicale, totalement détruit par tout ce qu’il a vu, entendu, et vécu. Et pourtant… le voilà ressemblant au Kemper Boyd de départ, bien habillé, manipulateur au possible, le rêve américain. L’homme qui s’est fait tout seul, à qui on a expliqué les ficelles du métier, et qui s’est réalisé. Peut-être la scène finale vient-elle moraliser quelque peu cette vision, après avoir tué son frère et père d’adoption, son professeur – Kemper assume beaucoup de rôles pour cet homme – il devient cette homme. La vie est un éternel recommencement.

Tu finis, putain ?

Merveilleux ouvrage sur l’obscurité humaine et le coups qui laissent des cicatrices dans la vie, il est à recommander sans modération. Aucun des deux films que j’ai pu voir adaptés de Boyd (L.A. Confidential et Le Dahlia noir) ne réussissent à rendre compte de la complexité des enjeux chez Ellroy – et avouons que De Palma, en dehors de faire des plans de 5 minutes sans montage, ne sait plus filmer autre chose que des navets. Ellroy vous emmène faire un trip dans les bas-fonds, ce qu’aurait beaucoup mieux compris Akira Kurosawa. Et ce que ne comprennent pas une seule secondes les chiens de garde taxant Ellroy d’extrémiste, de fasciste, et le comparant avec Céline. Il partage avec ce dernier le talent, mais de là à l’affubler d’idées nauséabondes… prenez du recul, les critiques, et cessez de projeter vos fantasmes.

Heureusement, pas de saintes-nitouche à l’horizon pour estimer que son style, vulgaire, ne peut être assimilé à de la littérature. C’est déjà ça de pris sur le putain d’ennemi pudibond et engoncé dans ses certitudes.

Cet article a 6 commentaires

  1. Daisy

    Dans ce livre, j’ai constaté que les trois personnages clé n’ont qu’à claquer des doigts pour obtenir argent, drogue, sexe, alcool, emplois réservés. Ils gravitent comme subalternes, hommes de main, ou exécuteurs de basses oeuvres autour des Kennedy, Hoover, Hoffa ou Hugues, leurs employeurs, qui détiennent d’immenses fortunes, mais surtout le pouvoir. Au plus haut niveau de l’Etat, aucune morale n’existe dans une Amérique mafieuse et raciste. La femme (objet) ne joue qu’un rôle très secondaire, pour ne pas dire nul.

  2. kemper boyd

    ça fait vraiment plaisir de voir que des gens ont réussit à comprendre le sens de cette trilogie!! j’ai découvert le premier par hasard ,j’ai arretté l’ecole à 18 ans apres l’obtention de mon bac L( ça doit se voir en nombre incalculable de fautes d’orthographes ou de sintaxe)et ces livres sont pour moi une sorte de « bible ». à une époque difficile pour moi,(j’ai été pere à 20 ans) les 2 premiers volets m’on aidé à tenir et,tout comme les épreuves de la vie de tout à chacun, m’ont fait franchir le grand saut vers l’age adulte. dans le sens ou étant gamin,on nous conditionne à choisir entre le bien et le mal,alors que,et nous le savons tous aujourd’hui,la vie,et j’irai meme plus loin,le sens de la vie n’est pas aussi simpliste que ça. pour schématiser ,ces livres m’ont fait enfin comprendre que la notion de bien et de mal ne doit pas régir notre réflexion car la complexité du ressenti humain ne peut se résumer à 1 ou 2,à blanc ou noir, c’set ce qui fait que l’etre humain est unique dans la nature. et pour finir,je dirais que cette trilogie est pour moi,l’éxutoire qui m’a permis de tuer l’éducation manichéenne que j’ai reçu!!

  3. yeahbaby

    Salut,
    Je viens de le terminer et attaque la suite, American Death Trip. J’ai lu quasiment tous les romans d’Ellroy et je les conseille tous, particulièrement ceux-ci: Brown’s requiem (son 1er), Le Grand Nulle Part (2ème tome du Quatuor de LA et « suite » du Dahlia), La Colline aux Suicidés (3ème tome de la trilogie LLoyd Hopkins) et Un Tueur sur la Route (roman à part dans sa bibliographie et donné comme référence dans les écoles de criminologie).
    En parallèle, mais tu dois déjà connaître, je te conseille vivement tous les romans d’Edward Bunker, ainsi que « Sale temps pour les braves » de Don Carpenter. Dans un style différent, et un niveau en-dessous, certains romans d’Iceberg Slim (Pimp – Black Mama Widow) et de George Pelecanos (King Suckerman – Suave comme l’éternité – Tout se paye).
    Bonne lecture!

  4. jcv

    Je suis en plein dedans. Tout aussi noir, tout aussi dur tout aussi cynique, c’est un régal. Qui fait parfois mal…

    Mais je ne le prendrais toutefois pas pour un roman politique : les années 60 vues par des Mafieux et flics véreux relaterait fidèlement la réalité de l’époque ? Euh, autant que si on faisait le même bouquin vu par Flanders (des Simpsons) 😀

  5. fatfreddy

    salut
    ton commentaire sur »tabloid » est bon,ya pas d’autre mot?!
    c’est vrai que les perso sont passionnants et je te recommande chaudement la suite(American Death Trip),qui est à couper le souffle.Ellroy y explore les années 60,la mafia ,l’heroine,le meurtre de M.L.King…C’est vraiment les deux meilleurs romans polititiques que j’ai lu.Ciao

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