Le parlement français face au P2P

Le téléchargement est-il responsable de l’érosion des ventes du disque ? Rien ne le prouve. Cet affaiblissement résulte plutôt de l’appauvrissement de l’offre. Les majors ont gagné énormément d’argent dans les années 80 en imposant le passage au CD qui a entraîné le renouvellement de millions de discothèques vinyles.

Phrase glanée au détour d’un site de téléchargement d’emule ? Que nenni, c’est une phrase prononcée par le député socialiste Didier Mathus lors du débat d’hier soir à l’Assemblée nationale française, au sujet d’une loi sur le droit d’auteur.

Quelques signes d’un changement de mentalité sont perceptibles en France, au sujet de l’échange Peer-to-peer (P2P). L’Hexagone sent souffler un vent qui, sans aller jusqu’à porter des cris de rébellion, semble être annonciateur de nouvelles directions politiques. Des enquêtes universitaires sur l’effet du P2P, mais aussi les récents débats parlementaires.

Symptôme d’un possible recadrage de la discussion sur l’échange numérique, le Nouvel Obs relate comment une étude indépendante universitaire conclut au manque de lien entre le téléchargement et la fluctuation des ventes de CDs et DVDs. Bien que les arguments opposés des Majors de l’industrie du disques n’aient jamais été crédibles, le manque total de lien peut sembler comme une conclusion trop radicale pour être prise au sérieux… A noter toutefois que l’étude repose sur une base de 4000 sondés, chiffre relativement élevé et consolidant les conclusions de l’enquête.

Cela pour l’aspect sociologique du peer-to-peer; le droit étant le reflet des demandes sociales, il était donc normal que le Parlement français se penche sur les questions de droits d’auteur. C’est ainsi que, dans une urgence plus que suspecte, a été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale la loi Droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), peu avant la pause hivernale. Et les débats qui s’y sont déroulés – qui s’y dérouleront encore – montrent que l’impact des lobbies de privés formés un peu partout sur Internet (l’un des plus actifs étant eucd) est loin d’être négligeable. Ne serait-ce que sur le degré d’information des députés français, qui ont été innondés d’emails, téléphones, visites personnelles d’internautes souhaitant contrebalancer la présentation univoque du téléchargement par P2P, évoquée comme étant du piratage (terme désignant avant tout ceux qui tirent un bénéfice de l’échange numérique). Et les députés de s’aventurer sans complexes sur le terrain des logiciels libres (open source), parler d’interopérabilité, de DRM et de GNU/Linux.

Les échanges à l’Assemblée ont tournés autour de la dialectique d’opposition – frontale parfois – entre les droits individuels et les droits d’auteurs. Compte rendu.

Tout a commencé de manière houleuse mardi 22 décembre, où sur l’initiative du ministre de la culture, monsieur Renaud Donnedieu de Vabres, des cartes de prépayées pour télécharger des morceaux de musique sur internet auraient été distribuées. M. Christian Paul, député socialiste, crie au scandale, et parle d’ « action choquante », de « lobbies [qui auraient] pris possession de l’Assemblée nationale ». Force est de constater que, à la lecture du site internet du ministère de la culture qui explique la DADVSI, on est tenté de s’insurger à l’unisson avec M. Paul devant un tel manque de nuance, et un telle – n’ayont pas peur des mots – propagande.

Ce rappel à l’ordre passé, la discussion s’engage Je ne résiste pas à reproduire l’envolée lyrique sur la présentation du texte par le ministre. Seul un Français est capable de telles tirades, c’est un régal :

La discussion que nous entamons ce soir était très attendue. Oui, je n’hésite pas à le dire, c’est un débat historique. Lorsque nous l’aurons mené à son terme, une dynamique positive en faveur de l’accès à la connaissance, de la création et du rayonnement des oeuvres sera pour longtemps lancée. Internet est un espace de liberté et de découverte. Ce projet de loi préserve cette liberté et rend possible une offre nouvelle de diffusion des oeuvres artistiques et des idées. Il garantit tout autant les droits des internautes que ceux des créateurs en tournant le dos au manichéisme, à l’obscurantisme, à la démagogie facile. Il ouvre une troisième voie entre la jungle de la dérégulation ultralibérale et la geôle que représente l’imposition de contraintes excessives, entre l’anarchie et la tyrannie, entre un univers virtuel sans entraves et les contraintes des procédures. Je suis extrêmement fier de défendre ce texte.

Monsieur le ministre continuera sa présentation en expliquant comment Balzac, Victor Hugo et Lafontaine étaient des précurseurs attachés au droit d’auteurs, et combien ce dernier est fils des Lumières; cela ne s’invente pas. autour de la liberté du consommateur et le droit d’auteur. Le député Patrick Bloche sera des plus actifs, aux côtés d’alliances contre-nature, avec le soutien inexplicable (vu de ma lorgnette) de Christine Boutin.

M. Donnedieu de Vabres poursuit expliquant quel type de réponse il entend donner au contrevenant à la loi : une « réponse graduée »Comme le rappelle le député Didier Mathus plus tard, la « réponse graduée » (flexible response) était une stratégie que Robert McNamara, conseiller militaire du président étasunien, développa lors de la Guerre Froide. Cette stratégie de guerre échelonne les « réponses » appropriées par de nombreux niveaux intermédiaires avant le dernier recours qu’est la riposte massive. Voir sur le thème le site departmentofintelligence.com : « Le Gouvernement souhaite responsabiliser et informer tous ceux qui accèdent à la culture par Internet, sans donner la priorité aux sanctions pénales. » D’autre part, il combat la position socialiste, gravitant autour d’une licence globaleDiscutée depuis des années maintenant sur internet, cette proposition vise à légaliser tous les téléchargements effectués par l’internaute moyennant une redevance mensuelle, versée au fournisseur internet qui la reverserait aux sociétés de droits d’auteurs., qu’il estime insuffisament discriminante pour favoriser les auteurs mêmes des oeuvres téléchargées. Il présente le projet de loi comme étant, au contraire de la proposition socialiste, un juste compromis entre les attentes des utilisateurs d’Internet et des entreprises et individus bénéficiant du droit d’auteur.

Ce que n’accepte pas Frédéric Dutoit; après une longue introduction sur ce qu’est Internet – à tel point qu’on se perd parfois au sujet de l’objet soumis au vote -, et un exposé sur les dérives inacceptables que permettrait le texte – n’hésitant pas à parler de Big Brother – il tente de mettre en avant les avantages du P2P :

Les techniques d’échange de pair à pair, exploitées par exemple pour échanger livres et fiches de lecture, peuvent servir à construire du lien social, à animer des communautés culturelles, citoyennes ou professionnelles.

Bien que l’intervention du député des Bouches-du-Rhône outrepasse les règles parlementaires – puisqu’appelant au vote sur l’anticonstitutionnalité de la loi, et n’avançant aucun argument dans ce sens – on découvre assez vite les carrences du débat : un amendement, dont est censé débattre le Parlement, est tellement récent que l’Hémicycle n’en a que partiellement connaissance. Déposé le jour-même, son encre n’est même pas encore sèche que l’UMP – au désarroi semble-t-il de l’UDF – veut l’adopter. Le député socialiste Didier Mathus s’insurge :

Vous nous avez invités à saluer la novation que représente la réponse graduée mais elle n’est pas dans le projet de loi. Elle est contenue dans un amendement dont le texte ne nous a pas été distribué ! Elle a surgi du brouillard du ministère de la culture à 20 heures ce soir. Est-ce comme cela que vous respectez le débat parlementaire ?

Incident de taille, il n’empêchera toutefois pas la discussion sur le fond.

L’idée force des socialistes est la création d’une licence légale, mais optionnelle. Ce caractère facultatif fait bondir l’UDF qui, bien que favorable à une temporisation de la discussion, estime qu’un tel projet est voué à l’échec, comme l’affirme le député UDF Jean Dionis du Séjour :

Soyons sérieux ! Imaginons que 50 % des internautes qui téléchargent acceptent de s’acquitter de cette taxe. En l’absence de contrôles, ce taux de 50 % s’effondrera de lui-même et rien ne sera résolu.

Le député poursuit en dénonçant ce « système kolkhozien », qu’il estime inadapté dans une société de marché. Mais dans le même élan, il s’en prend à durée du droit d’auteur (70 ans après la mort de l’auteur), et appelle à voter les amendements au texte que son groupe politique propose.

La suite des débats portera sur l’adoption de la loi, et des différents amendements – de dernière minute, souvent – apportés par l’UDF, l’UMP et les Socialistes. Prenant de cours le ministre de la culture et le rapporteur spécial de la loi, un amendement socialiste, légalisant en partie le P2P, sera adopté. Selon le site Ratiatum (corroboré par le Journal du Net), voici la teneur finale de l’article modifié :

l’auteur ne peut interdire les reproductions effectuées sur tout support à partir d’un service de communication en ligne par une personne physique pour son usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à l’exception des copies d’un logiciel autres que la copie de sauvegarde, à condition que ces reproductions fassent l’objet d’une rémunération [pour copie privée] »

Désarçonné par ce vote surprise, et ne sachant comment réagir, le mutisme du ministre a même poussé les rangs socialistes à demander une interruption de séance. Les débats reprendront, mais pour peu de temps.

En l’état actuel des choses, on ne peut qu’attendre le résultat des délibérations futures de l’Assemblée, qui doivent reprendre ce jeudi matin. Le marathon afin d’adopter en urgence une loi aux implications aussi durables, fait oublier qu’à aller aussi vite, la flamme de la torche – le feu de la culture citoyenne – risque de s’éteindre. Attendons de voir quelle va être la suite des débats, qui s’annoncent au moins aussi houleux que les précédents.

Sources : 1ère séance du mardi 20/12 relative au droit d’auteur, 2ème séance du mercredi 21/12, 3ème séance du mecredi 21/12.

22/12/05 : Compte-rendu du « Monde », avec en prime deux blogarticles juridiques expliquant pourquoi les chances sont minces de voir l’amendement voté cette nuit entrer en vigueur (Maître Eolas et Paxatagore).

Au passage, et malgré l’intérêt évident de ces deux blogs, je remarque que dans la droite ligne des personnes prophanes à cette thématique (bien que ne le soient pas les auteurs desdits blogs), on y lit des phrases comme « Alors, la cause est entendue, téléchargeons guillerets ? » dans le premier, ou « Vous qui espériez pouvoir télécharger en toutes légalités, ne vous réjouissez donc pas trop tôt. » dans le second. Ce n’était sûrement pas dans l’intention de leurs auteurs, mais des phrases aussi anodines que celles-ci qui ouvrent une voie royale à l’UMP lors des débats parlementaires, qui se permet de répéter ad nauseum que ceux opposés à leur loi ne peuvent que vouloir défendre le téléchargement entièrement gratuit sur toutes les oeuvres sans redevance. Un peu comme si des fous furieux du téléchargement attendaient les délibérations parlementaires, pied sur la pédale pour le P2P.

Cet article a 4 commentaires

  1. jcv

    Merci, c’est corrigé là où il y en avait besoin. Il n’y avait pourtant aucun rapport avec un certain pasteur anglais… 🙂

  2. Batmat

    Salut, c’est Didier Mathus, sans le l :-).

  3. s427

    Très intéressant, j’attends la suite avec impatience. 😉

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